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||| Le Matin d'Anvers : Sur l’éclosion d’une minorité francophone à Anvers (avant-propos) |||

Le Matin d'Anvers

Avant de narrer la grandeur puis la ruine du Matin d’Anvers, quotidien libéral francophone fondé en 1894 et disparu en 1974, il convient de retracer l’histoire méconnue de l’éclosion d’une certaine caste de la population anversoise. Une caste qui a toujours fondamentalement constitué son public presque réservé, à savoir le petit noyau de familles bourgeoises longtemps liées de manière inséparable à la langue française. Comme cet avènement "fransquillon" dans la métropole conditionne pour d’évidentes raisons la naissance du Matin, son esquisse historique représente le ciment du discours qui emboîtera le pas à cet avant-propos.

On situe généralement l’origine de la minorité francophone anversoise au 16e siècle. Primitivement ville de province, la métropole a alors fraîchement changé de statut. Dotée d’un port extrêmement actif, Anvers est désormais une cité de négoce à la personnalité cosmopolite. On y assiste en effet aux mouvements incessants d’une classe commerçante composée de nababs étrangers. Des transactions financières entre les citoyens les plus riches d’Europe (qu’ils soient anglais, allemands, italiens ou scandinaves) s’y déroulent également et, singulièrement, en français !

Car le latin du Moyen-Âge a perdu à cette époque son caractère de langue internationale. Par souci de purisme, les humanistes préfèrent ainsi nettement la version classique, destinée surtout aux gens raffinés, à ce dialecte de souche bâtarde. Quant à l’homme de la rue, il y perd complètement son latin ! Ce qui fait bien les affaires du français qui occupe en conséquence, à la Renaissance, la place de langage international laissée vacante par le latin vulgaire.

A Anvers, les marchands autochtones, s’ils veulent se mettre au diapason de leurs rivaux extérieurs, se retrouvent dès lors face à l’obligation d’acquérir le verbe cher au Roi de France. A ce moment, on constate une évolution bien curieuse : la contrainte du "parler français" tourne, pour les purs Anversois, à la dépendance. Ce qui entraîne assez rapidement un abandon de la pratique du flamand au profit du français. Ce phénomène relativement paradoxal s’explique de deux manières. Primo, les Anversois restent sous l’influence constante de la langue française, au contraire des étrangers qui regagnent leur pays une fois leurs affaires achevées. Secundo, le français est devenu un signe extérieur de richesse ou même de puissance. Les milieux fortunés de la métropole l’emploient donc par snobisme, par arrivisme voire probablement dans une intention de se démarquer clairement du petit peuple. Le choix linguistique renferme par conséquent une différenciation de nature sociale.

Pourtant, au 17e siècle, Anvers perd peu à peu de son importance au niveau commercial, redevenant une ville de province. La plus grande partie de la population émigre. D’environ 150.000 habitants au 16e siècle, on retombe ainsi à un chiffre (continuellement décroissant) d’un peu moins de 60.000 âmes en 1645. Il ne demeure plus dans la métropole qu’une haute bourgeoisie francophone en position de force et un prolétariat s’exprimant toujours en flamand. La classe moyenne, charnière naturelle entre ces deux classes sociales, a totalement disparu. Aussi la langue constitue-t-elle dorénavant un refuge quasiment indestructible abritant les (très) nantis des (très) humbles. D’autant que l’irrésistible influence de la cour des Ducs de Bourgogne représente un autre stimulant linguistique pour de riches bourgeois anversois tous postulants à l’anoblissement. La francisation complète de la haute bourgeoisie anversoise est bien en marche...

Le 18e siècle, c’est le temps de la domination culturelle française en Europe (excepté en Angleterre). La Flandre suit bien sûr l’exemple européen sur ce plan : une aristocratie intellectuelle qui s’exprime en français se développe donc partout. Nous ne sommes vraiment plus au stade de la francisation "obligée" pour cause d’utilité économique. La francisation devient davantage celle des esprits. Elle s’attache au bouleversement de la personnalité du riche anversois (et européen en général), creusant le fossé existant entre les ploutocrates et les prolétaires.

Plus tard, les régimes français et hollandais ne font que renforcer les positions acquises. La langue demeure une barrière sociale qui confronte le peuple aux bourgeois. Le fait de savoir parler français se maintient en tant que signe manifeste de richesse et de puissance.

Quant à la Constitution adoptée en 1830 lors de la prise d’indépendance de la Belgique, elle garantit en principe la liberté de l’emploi des langues (article 23). Mais l’expansion prise par le français en pays flamand reste minime, suite à l’inexistence de contacts entre la majorité populaire et la minorité bourgeoise francophone. L’article 23 de la Constitution mettra assez longtemps pour jouer concrètement, sous forme de lois favorables au développement du flamand. La toute première, réglant l’emploi du néerlandais en Flandre en matière de juridiction pénale, ne sera votée qu’en 1873.

A Anvers, comme ailleurs en Flandre, cette lenteur dans la mise en pratique de la liberté linguistique va entraîner la formation d’une mentalité négative à deux faces. Avec, côté pile, la lutte francophone pour le maintien de ses privilèges. Et, côté face, une sensation flamande de barrière linguistique assortie de restrictions sociales. Car "pour gagner de l’argent il faut connaître le français, mais pour avoir une éducation française il faut de l’argent". Ce cercle vicieux va néanmoins évoluer au fil du temps. Et sa résolution constitue d’ailleurs l’évolution fondamentale qui coupera lentement les vivres au Matin d’Anvers et le poignardera même un jour.

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