«Dans Anvers, lorsque
vint laurore,
On entendit soudain éclore,
Roulant sous lhorizon sans fin,
Un cri que des hommes, des femmes,
Hurlaient en dincroyables gammes :
Lisez LE MATIN»
Nous sommes le premier mai 1894, Anvers séveille doucement aux cris mélodieux des vendeurs de journaux. Mais en ce jour un peu particulier, le chant de certains dentre-deux révèle lapparition dune nouvelle richesse de la culture et de la communication anversoises. En effet, le premier numéro du journal Le Matin, quotidien francophone paraissant dès laube, est enfin sorti de presse. Il est déjà drapé de certaines des qualités qui vont faire très vite de cet organe innovateur un des piliers du paysage médiatique anversois.
Dès ce moment, la force du Matin réside essentiellement dans la rapidité de transmission des informations, par le biais dun réseau de correspondants et de messagers bien organisé. Cette force permet au nouveau venu de la presse anversoise de battre en rapidité tous ses concurrents. Car Anvers nabrite alors que des journaux du soir. La formule du Matin, celle du quotidien matinal dinformation, est originale dans le journalisme belge de province. Le journal apporte donc les ultimes nouvelles de la nuit, nationales comme étrangères, et éclaire aussi dune lumière particulière la vie nocturne de la ville.
La tentative du Matin paraît cependant hardie pour lépoque. Ainsi, nombreux sont les sceptiques qui vont condamner demblée cette idée et lassimiler à un gouffre sans fond sur le plan financier. Mais linstant du lancement est sans conteste bien choisi et la situation se révèle assez favorable. Anvers et son port sont effectivement catapultés dans une phase de développement appréciable. Cette situation dépanouissement est dautant plus palpable que souvre, parallèlement à la parution originelle du Matin, la seconde grande Exposition universelle organisée dans la métropole. Une Exposition qui est inaugurée en grandes pompes par le Roi Léopold II le 5 mai 1894, quelques jours seulement après la naissance du Matin. Grandiose et mondialement renommée, elle va galvaniser lensemble des jeunes énergies de la cité. LExposition va notamment pousser la création de tout le quartier du Sud dAnvers et va entraîner une augmentation notable du nombre de ses habitants.
Cet événement reçoit bien entendu les faveurs des colonnes du dernier-né de la presse anversoise. Car il contribue à créer auprès du grand public de nouveaux besoins, de nouvelles attentes en matière dinformation. Et les entreprises qui occupent le marché économique se lancent, de leur côté, à la recherche dun support neuf et intéressant afin dy insérer leur publicité.
Or, Le Matin, quon peut présenter à ses origines comme un journal commercial destiné à "faire de largent", exprime parfaitement ces aspirations nouvelles. Avide dun lectorat denvergure et de lucratives rentrées publicitaires, il se nourrit sans fausse pudeur des retombées bénéfiques de cette exposition.
La mayonnaise va donc, par ladjonction de ces ingrédients conjoncturels venus à point, prendre entre Le Matin, les annonceurs, et les lecteurs. Ces derniers se recrutent dans les rangs dune minorité francophone démontrant encore, en cette fin de siècle, une honnête capacité dinfluence.
Si un journal peut être
profondément marqué par la personnalité de son fondateur, cest bien Le Matin ! Camille de Cauwer, son géniteur et unique propriétaire (il le restera jusquen
janvier 1923), apparaît comme un jeune francophone anversois fier et infatigable qui
cultive lambition comme dautres chouchoutent leur potager. Son cheval de
bataille va demeurer la recherche constante du progrès.
Pourtant, Camille de Cauwer (1865-1924) se destine tout dabord à une carrière militaire. Mais tout lui semble fade et trop vite acquis. Ainsi, premier de sa promotion à lEcole Militaire, ce lieutenant fraîchement nommé se retrouve presque emprisonné dans une vie terne et sans action qui ne lui sied pas. La Belgique est en effet loin de penser, en ce temps-là, quelle devra se battre pour son existence. Neutre et indifférente aux conflits inévitables des puissances qui avaient garanti sa neutralité, elle ne songe quà sa prospérité.
Peu forgé pour cette existence de garnison quil imagine végétative, le jeune officier quitte larmée pour tenter une nouvelle expérience professionnelle dans un secteur industriel davant-garde : limprimerie. Il devient, en 1889, codirecteur de lancienne imprimerie Louis Legros, établie au numéro 35 de la rue de la Vieille Bourse. Ce vénérable immeuble patricien poussiéreux et un peu sombre vit mourir deux journaux flamands, le Scheldegalm (Le Commerce) et le Koophandel (La voix de lEscaut). Mais les principaux journaux dexpression française, Le Précurseur et LOpinion, ainsi quune solide brochette de périodiques seront, durant quelques années encore, édités en cet endroit où sépanouit aussi Le Lloyd Anversois. Il sagit dautre part dun édifice qui symbolise assez bien laura de mystère entourant le quartier de la Vieille Ville à Anvers.
Nempêche que, immédiatement après son intronisation au poste dadjoint, la fougue qui émane de Camille de Cauwer, véritable organisateur délite, se fait sentir. Et, en quelques mois à peine, lassociation initiale est dissoute. De Cauwer se retrouve à ce moment-là seul à la tête de limprimerie du Précurseur où son autorité saffirme rapidement. Toujours pas à court didées, il se lance un nouveau défi qui va lui ouvrir un immense terrain de conquêtes. Ce défi, cest la construction de toutes pièces dun nouveau quotidien totalement original qui paraîtrait dès laurore et dont la dénomination, Le Matin, coule de source. La raison de cette subite envie de créer un journal se décline en deux points. Primo, limprimerie représente une entreprise hasardeuse constituée de hauts et de bas puisquelle est rythmée par le flux changeant des commandes. Camille de Cauwer cherche donc, par la genèse dun produit journalistique propre, à assurer à son imprimerie des rentrées financières sûres et régulières. Secundo, il entend de même, en devenant seul maître de son journal, satisfaire son besoin dinfluencer ses contemporains grâce à un outil médiatique de grande diffusion.
Bourreau du travail constamment à laffût de linédit, méticuleux, perfectionniste voire maniaque, Camille de Cauwer est très exigeant vis-à-vis de son personnel ("ses enfants"). Il personnifie à merveille lamoureux du métier soucieux du sens profond du message journalistique.
En ce qui concerne le programme du Matin de Camille de Cauwer, il tient dans ces quelques lignes, en forme de profession de foi, extraites du tout premier numéro :
«Le Matin est un journal libéral, dans le sens large et vrai,
cest-à-dire tolérant pour tous, respectueux de toutes les croyances, mais
pénétré de la nécessité de maintenir intacte lindépendance du pouvoir civil.
Limportance des questions sociales ne nous échappe pas. Tout ce qui concerne
lamélioration du sort des humbles sera examiné par nous avec attention, et nous
accueillerons toutes les solutions compatibles avec le respect de la liberté humaine et
la propriété individuelle.
Tout en suivant de près lactualité de linformation, nous ferons en sorte
que rien, dans notre journal, ne puisse blesser la morale et exciter des idées malsaines.
Nous désirons que Le Matin puisse circuler partout, être lu par tout le monde, et
plaire à toutes les catégories de citoyens par sa courtoisie, son éloignement pour les
polémiques personnelles, aussi irritantes que stériles, le choix et la variété des
sujets quil traitera.
Enfin, Le Matin sera un journal bien anversois, attentif à toutes les
manifestations de notre vie publique, donnant au reportage urbain et maritime la place qui
lui revient, jaloux avant tout de la grandeur matérielle et morale de notre belle
métropole.»
Au travers de cette déclaration dintentions, on perçoit les quatre idées primordiales qui dirigeront longtemps le tempérament idéologique du Matin dAnvers.
En premier lieu, il apparaît que la préoccupation politique constitue un des piliers du quotidien francophone anversois. Celui-ci se proclame ouvertement de tendance libérale plutôt doctrinaire, cest-à-dire fidèle aux dogmes conservateurs du libéralisme pur et dur, et anticléricale. Et ceci à un moment où cléricalisme et anticléricalisme opposent des notions irréductibles rendant aléatoire tout dialogue constructif. Les têtes pensantes du Matin veulent avant tout, dans un temps où les luttes politiques sont âpres et mordantes, prendre la libre défense de toutes les thèses de bon sens. Il faut toutefois signaler que Le Matin nen restera pas moins, tout au long des années qui le verront grandir puis dépérir, libre de tout lien et même de tout compromis avec une fraction politique, consacrant le principe de lindépendance de la presse.
Ensuite, lentreprise médiatique de Camille de Cauwer promet dexercer pleinement son rôle social. Une volonté qui est dailleurs posée de façon concrète dès le second numéro. Un communiqué est ainsi placé sur la dernière page du quotidien, entièrement dévouée aux annonces et aux publicités (dont lexploitation suffisante accorde à une publication la conservation de son autonomie). Il manifeste la mise à disposition gratuite, en cet emplacement, de deux colonnes du journal à des fins dinsertion de demandes demplois et de sujets ; "Le Matin désirant être utile à la classe des travailleurs". Lannonce ne peut comporter plus de trois lignes mais il est seulement perçu un droit fixe de 10 centimes pour couvrir les frais dinscription. Ce geste désintéressé subsistera jusquau 8 octobre 1894.
De plus, il ressort de la rencontre de ces deux dispositions caractéristiques (lintention de ne pas échapper à sa fonction sociale et un choix politique libéral), ce qui représente lâme profonde du nouveau journal. A savoir la défense de la minorité anversoise attachée à la langue française, "non pas dans un esprit agressif [...] mais dans un esprit de loyale et entière soumission aux intérêts de la collectivité anversoise". Ce serait effectivement une preuve daveuglement ou une marque dantipathie à légard des masses populaires flamandes que de se lancer tête baissée dans une guerre ouverte et sectaire. Dautant que le public néerlandophone se trouve majoritaire à Anvers et apparaît en net regain de pouvoir depuis la mise en place du suffrage universel tempéré par le vote plural en 1893.
Le troisième concept important à mettre en valeur, cest la résolution affirmée haut et fort qui consiste à demeurer dans les convenances morales, à ne pas se complaire dans le sensationnel. Bref, limportant est de ne pas choquer afin de plaire à tous. Ce qui sous-tend bien entendu un principe mercantile. En effet, la bourgeoisie puritaine de lépoque, classes moyennes ou élites de la prospérité anversoise (le lectorat ciblé), semble comme inconsciente de lévolution psychologique qui va déterminer le vingtième siècle. Face à cette révolution des mentalités qui sesquisse déjà auprès des classes populaires, Le Matin na dautre choix, selon sa logique commerciale, que de tenter de sy soustraire en restant "à mi-chemin entre romantisme et idéalisme humanitaire".
Enfin, il apparaît manifestement que le quotidien cher à Camille de Cauwer ambitionne dassumer sans retenue son nouveau statut de vecteur de diffusion de lesprit ouvert des anversois vis-à-vis de lart et de la pensée. Ne dit-on pas en effet dAnvers quelle est une ville où chacun se sent citoyen du monde ?
Car la Ville resplendit alors de mille feux. Son Exposition universelle, la mondialisation de son port, son statut stratégique et militaire de "réduit national" en cas dinvasion ainsi que son renouveau dans le domaine des arts et des lettres en constituent les artifices. Et Le Matin se pose en garant médiatique de cette expansion phénoménale de la métropole.
Le succès fulgurant de ce tout nouvel organe de presse baptisé Le Matin, lié à une conjoncture économique favorable et à une formule originale, ne se dément pas et ce, dès les premiers jours. On sarrache véritablement comme des petits pains les exemplaires du journal à lheure du petit-déjeuner, impatient de sinformer des dernières rumeurs de la ville. Vendu au prix raisonnable de cinq centimes le numéro, Le Matin prend donc de bon gré le parti dun départ en flèche !
Pourtant, si le concept de la gazette de Camille de Cauwer se place courageusement à la pointe du progrès, son apparence et sa présentation typographique usent davantage dune austérité presque maladive. Les symptômes en sont clairs : les titres se trouvent peu mis en évidence, les dépêches étrangères sont groupées par pays, le texte serré est structuré sans sembarrasser de la mise en pages et les caractères utilisés apparaissent minuscules. Le nouveau quotidien anversois ne comprend, de plus, que quatre pages de texte (dont la dernière est réservée aux publicités, parfois agrémentées dun dessin, et aux petites annonces) comprenant chacune cinq colonnes étroites et toujours construites sans originalité visuelle. En fait, le visage volontiers discret et terne adopté par Camille de Cauwer et ses typographes pour la confection du Matin rappelle presque une feuille du très sobrement officiel Moniteur Belge !
Sans doute peut-on essayer de formuler une explication partielle à cette résolution graphique laconique. En effet, le souci constant des promoteurs du Matin reste bien de se prémunir, en ce qui concerne le fond et aussi la forme du produit, de tout excès sensationnaliste ou populiste. Toute trivialité déplacée dans le cadre des moeurs bourgeoises de lépoque pourrait donc affecter négativement les ventes. Parce que, dans lesprit de ses fondateurs, lutilisation de gros titres ou dune structure textuelle davantage "oxygénée" éclipserait la crédibilité naturelle et limage intellectualisante du journal sous des ornements extérieurs évoquant les canards populaires. Un tel graphisme se révélerait donc inadapté à cette minorité francophone bourgeoise plutôt imbue delle-même en matière culturelle. Une minorité dont le complexe de supériorité vis-à-vis des masses néerlandophones reste dailleurs relativement développé et qui constitue la cible privilégiée du Matin.
Dautre part, signalons que cest Edouard Heinzmann-Savino (1848-1925) qui dirige la rédaction la première année. La pondération de ce professionnel expérimenté qui assure la correspondance à Anvers de nombreux journaux italiens fait immédiatement merveille à ce poste-clé. Et, aussitôt, il appose son empreinte à une autre entreprise qui va redorer le blason de la presse toute entière. En effet, à loccasion de lExposition universelle de 1894, il parvient à mettre sur pied le premier Congrès international de la Presse (ouvert du 7 au 12 juillet). Il est bientôt honoré de la présidence de la Section Anvers-Limbourg de lAssociation générale de la Presse belge, puis sacré président national de cette même Association. Mais Edouard Heinzmann-Savino a, entre-temps (en 1895), abandonné sa charge de rédacteur en chef au profit dun poste de professeur ditalien à lInstitut supérieur de Commerce de lEtat à Anvers. Il continuera néanmoins à collaborer épisodiquement au Matin.
Enfin, sur le plan du contenu, le nouveau-né de la presse anversoise se distingue déjà par des rubriques bien remplies qui se disputent les honneurs de ses colonnes. Voici un aperçu de ce que le lecteur peut trouver au détour des quatre pages du Matin :
Dès la prise dindépendance de la Belgique, en 1830, on ne peut que constater la détermination sociale de la barrière linguistique. On distingue la bourgeoisie francisée des classes populaires usant de divers dialectes (flamands, wallons, allemands). Les notions de bien-être et de niveau social sont, de fait, intimement liées à la langue française.
Cependant, dans la foulée de lavènement de ce nouvel Etat belge, on assiste à une autre naissance, celle de lembryon du mouvement flamand. Dynamique mais encore minoritaire et dépourvu dinfluence sur le plan politique, ce premier mouvement, surtout intellectuel, poursuivra longuement son objectif. Le mouvement veut en réalité obtenir légalité des langues dans les provinces flamandes afin de restituer à la majorité populaire le droit à la préférence linguistique. Le Matin dAnvers, lui, se réclame plutôt dun courant libéral francophone conservateur dont limage anticléricale et le caractère antiflamand ont favorisé (en Flandre) une cuisante défaite des libéraux aux élections de 1884. On voit donc quau moment du lancement initial du journal, la question flamande est déjà posée dans cette région du pays.
Lintroduction, en 1893, du suffrage universel tempéré par le vote plural (auquel les libéraux doctrinaires ont toujours été opposé) a, par ailleurs, ouvert de nouvelles voies daction au mouvement flamand. Celui-ci possède désormais une réelle assise populaire puisque lextension du droit de vote concerne principalement les néerlandophones.
Ce phénomène de guérilla linguistique intervient dautant plus dans la métropole. Car, du fait de la composition typique du corps électoral anversois, dominé par une classe moyenne néerlandophone, les flamingants représentent "un facteur que les libéraux doctrinaires ne peuvent négliger".
Le Matin est conscient de servir lidéal ainsi que les intérêts du fort noyau francophone bourgeois vivant à Anvers et issu essentiellement des milieux commerciaux et industriels. Il va "mettre le talent de ses journalistes au service du grand port national anversois et de son négoce".
Dans lantique maison de la Vieille Bourse, on entend bien, par tous les moyens journalistiques, se jouer de cette évolution populaire profondément flamande qui saffirme partout dans la métropole. Effectivement, si elle ne constitue pas encore une menace sérieuse, elle sonne déjà comme une menaçante prémonition aux oreilles de Camille de Cauwer et de ses troupes...
Le moins que lon puisse dire lorsquon évoque la création du Matin dAnvers, ce quotidien francophone de tendance libérale doctrinaire et anticléricale, cest quelle constitue une franche réussite ! Le nouveau journal est doté dune structure répondant parfaitement à certains besoins informationnels et publicitaires nés de lExposition universelle de 1894 et de lexplosion économique du port dAnvers. Il reçoit donc très vite les suffrages de la minorité francophone bourgeoise que lon retrouve surtout dans les milieux commerciaux et financiers.
La raison de cet engouement peut être établie sans trop de risques. Le Matin, profitant de divers artifices qui permettent une circulation rapide de linformation et usant du concept dédition de nuit, paraît avant tous ses concurrents et intègre les derniers échos du soir. Il simpose dès lors souvent dans la pratique comme le premier choix des anversois francophones dans leur quête de nouvelles fraîches.
Le Matin constitue cependant une publication austère et trop riche en publicité, parce quelle tire une part importante de ses revenus des insertions dannonces en ses pages. Néanmoins, la feuille de Camille de Cauwer (le légendaire fondateur) possède aussi, à côté dune logique commerciale presque vénale, dautres dimensions davantage idéologiques.
Ainsi, au souci de demeurer dans les convenances morales et de participer à la vie sociale et culturelle de la métropole, elle ajoute aussi une touche élitiste en sérigeant défenseur attitré des privilèges de la minorité francophone anversoise, réputée très conservatrice. A ce moment, la grande affaire linguistique est déjà lancée mais, concrètement, on en ressent toujours assez peu les effets. Le Matin a donc tout loisir pour se construire un lectorat et partir du bon pied.