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||| Le Matin d'Anvers : VII. Le crépuscule du Matin (1966-1974) |||

Le Matin d'Anvers

Table des matières


VII.1. Rossel entame un combat perdu d’avance

L’année suivant immédiatement la fondation de Sobeledip, un nouveau transfert d’influence déterminant quant à l’avenir du Matin se produit. En effet, Rossel et Cie, la fortunée société anonyme propriétaire de la feuille bruxelloise Le Soir, se procure définitivement le contrôle de l’ancienne chaîne de journaux du comte de Launoit, le 25 octobre 1966. Cette prise de pouvoir menée à bien par le groupe Rossel vise l’acquisition de La Meuse et de La Lanterne.

Mais par la même occasion, Rossel s’assure, sans le savoir, la reprise du Matin, de La Flandre Libérale et d’une quote-part réduite de La Métropole, détenus jusqu’alors par l’ensemble de presse de Launoit. Et, malgré des perspectives d’avenir peu évidentes qui annoncent un combat perdu d’avance, la société-mère du Soir décide de relever cet hasardeux défi parallèle : la redynamisation de la presse francophone de Flandre à petit tirage. Elle acquiert dès lors 50 % des actions de la Sobeledip, dont elle partage désormais l’usufruit avec le groupe anversois Velge, qui règne alors quasi sans partage sur le quotidien catholique La Métropole. Exalté par cette condition financière toute fraîche et plutôt revigorante, le capital de Sobeledip passe d’ailleurs, le 30 décembre 1966, de deux à cinq millions de francs.

Cependant, Rossel et Cie ne s’arrête pas en si bon chemin puisque le groupe rachète ensuite l’intégralité de ses parts aux Nouvelles Presses anversoises (Velge). L’éditeur responsable du Soir dévoile ainsi ses préoccupations économiques de manière manifeste. Il entend sans doute, par ce biais, s’implanter en Flandre. Et, dans la foulée, il semble clair que Rossel démontre de la sorte sa volonté de participer à la conservation d’une présence intellectuelle francophone dans cette région du pays. L’éditeur veut également entrer dans l’arène linguistique et y apporter tout son poids de mastodonte du journalisme national.

Quoi qu’il en soit, comme contrecoup à cette arrivée en première ligne du groupe Rossel, on assiste en 1969 à une redistribution géographique du centre nerveux des trois derniers survivants de la presse francophone de Flandre. Effectivement, le trio de journaux le plus mal-aimé de la presse belge est dorénavant imprimé en bloc sur les presses du Soir, à Bruxelles.

Quant au Matin, il quitte dans l’intervalle (dès le premier juillet 1968) son siège provisoire du Lombaardvest pour établir ses services locaux en matière rédactionnelle, publicitaire et administrative au numéro huit de la Gemeentestraat à Anvers. Il est aussitôt rejoint à cette nouvelle adresse par son ancien antagoniste, La Métropole. Pourtant, le véritable coeur rédactionnel du Matin ne se situe plus dans la cité portuaire. Seuls quatre rédacteurs, à l’étiquette idéologique fort peu marquée, exercent leur art à Anvers. Ils sont surtout chargés de recueillir les nouvelles locales, susceptibles de garnir les colonnes du Matin mais aussi celles de La Métropole, et de les expédier à Bruxelles par porteur ou télex... Parce que les rubriques d’information générale, qui représentent toujours la plus grande partie de l’édition et qui sont reproduites sans en modifier une ligne dans La Flandre Libérale et La Métropole, sont composées et mises en page dans la capitale.

C’est donc à Bruxelles qu’une équipe de rédaction unique limitée à une demi-douzaine de journalistes, tous spécialisés dans un secteur bien précis (politique belge, économie, etc.), travaille à l’élaboration de la ligne générale des trois quotidiens publiés par Sobeledip.

A ce propos, notons que la direction générale de Sobeledip est confiée, suite à la mort de Georges Desguin en 1970, à Pierre Beyer. Celui-ci, qui occupe la fonction de secrétaire de direction de la société depuis 1966, est alors âgé de 63 ans. Accessoirement, selon ce même processus de "chaises musicales", Pierre Beyer abandonne aussi son poste de directeur de la rédaction locale de La Flandre Libérale pour remplacer Desguin dans son rôle de rédacteur en chef.

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VII.2. Un appauvrissement matériel inexorable

Sur le plan matériel, Le Matin entre dans sa dernière ligne droite. Trop souvent, il ne présente plus à ses lecteurs que huit à dix pages durant la semaine et un peu plus à l’occasion du numéro du week-end. Une explication plausible reste la diminution flagrante du volume publicitaire par rapport à l’époque glorieuse du quotidien libéral. Ainsi, une appréciation rapide de la superficie du journal réservée à la publicité démontre que, très régulièrement, Le Matin ne compte pas plus de 10 % d’annonces en comparaison de sa surface globale. De fait, quand on place ce chiffre presque risible face aux estimations proches des 30 % des feuilles d’envergure nationale et en bonne santé économique (auxquelles la publicité assure des rentrées régulières et abondantes), on comprend les difficultés d’exploitation qui frappent Le Matin. Sans aller jusqu’à parler d’une fuite immédiate des annonceurs à la simple évocation de l’agonisante publication anversoise, il faut admettre que l’érosion de son lectorat influence son volume publicitaire. Ce qui entraîne, indirectement, la composition d’une édition au nombre de pages moins élevé et à la surface rédactionnelle parfois moins importante.

Par ailleurs, au niveau du contenu, le glissement stratégique vers l’information locale, pratique, mondaine, boursière, financière ou économique se fait sans cesse plus marquant. Ce type de nouvelles occupe plus du tiers de la surface rédactionnelle, ce qui demeure quand même assez important. Cette constatation accrédite vraiment la thèse selon laquelle Le Matin est devenu avant tout, dans l’esprit de ses lecteurs, un journal d’appoint complémentaire d’autres médias, qu’ils soient écrits ou audiovisuels. Et, dans ce cadre, la prolifération des feuilles "toutes boîtes", qui reprennent justement toute une série de renseignements pratiques et d’intérêt local, compose une nouvelle concurrence inhabituelle et menaçante pour les journaux d’appoint.

En fin de compte, l’éditorial et les petits articles d’opinion représentent les ultimes bastions (avec les nouvelles locales) de la relative indépendance que peut afficher Le Matin vis-à-vis de La Flandre Libérale et de La Métropole. Indépendance toute relative en effet, car un même thème se retrouve souvent traité, à quelques jours d’intervalle, par l’inséparable trio et ce, sous un angle assez semblable, sans différences idéologiques insurmontables. Ce qui paraît logique quand on sait que l’équipe de journalistes oeuvrant pour Sobeledip, somme toute fort réduite (dix-sept rédacteurs au total en 1974), travaille côte à côte pour concevoir à l’identique le reste du corps des trois journaux francophones...

Le Matin, comme ses deux confrères, traverse donc une mauvaise passe au niveau matériel. Il est confronté à un manque évident de journalistes et à l’instabilité de sa rédaction, puisque la mobilité sensible de ses rédacteurs suscite un renouvellement continuel des cadres. Les délais de parution sont, en outre, forts courts : on boucle l’édition à vingt-deux heures au maximum. Le Matin souffre aussi d’une carence en ce qui concerne la surface rédactionnelle. En conclusion, la gazette libérale d’Anvers éprouve beaucoup de difficultés à suivre l’actualité de près et à conserver une politique rédactionnelle cohérente. Et son statut de journal d’appoint n’est plus suffisant pour lui permettre de survivre tel quel : la fin semble désormais proche.

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VII.3. Un public vieillissant et traditionaliste

Le point commun qui lie encore et toujours l’ensemble diminué des lecteurs du Matin reste bien sûr l’usage de la langue française. Car pour les flamands d’Anvers, cette presse francophone à l’agonie ne symbolise plus rien. Ils ne la lisent pas et n’en ont plus peur en raison de l’affaissement de son poids politique. Pire, d’ordinaire, ils l’ignorent même !

Le lectorat du Matin demeure donc presque exclusivement formé des derniers résidus libéraux fransquillons de la métropole issus soit de la haute bourgeoisie, soit de la classe moyenne. A côté de cette base élémentaire, on déniche aussi quelques anciens anversois disséminés dans le Limbourg, en Wallonie ou à Bruxelles mais restés dévoués malgré tout au quotidien fondé par Camille de Cauwer. Une fidélité qui prend sa source dans l’indestructible attachement sentimental que ces anciens anversois conservent envers leur vieille cité.

Toutefois, la flamandisation garde toute sa vigueur. Son irréversibilité est manifeste. Le point de non-retour est atteint car les jeunes générations se sont adaptées à l’évolution linguistique. Au coeur des relations sociales de la métropole, le français ne constitue plus pour elles la règle mais bien l’exception. La défense de la minorité francophone, devenue désormais une bataille d’arrière-garde pour le compte d’une caste, trouve ainsi de moins en moins d’écho auprès du public. Un public qui, du reste, prouve cet état de fait en ne s’abonnant plus. En effet, le tirage cumulé des trois quotidiens francophones de Flandre édités d’abord par l’unique Sobeledip, puis sous l’autorité de Rossel, ne fait que dégringoler au fil du temps et de la flamandisation. Partant de vingt-cinq mille exemplaires déclarés en 1965, on passe à quatorze mille trois cents en 1969 et même à une estimation qui tourne autour des huit mille exemplaires en 1972. Or, quand on compare ces chiffres affolants avec celui du dernier tirage enregistré pour le seul Matin avant la création de Sobeledip (vingt mille exemplaires en 1962), on ne peut que constater l’étendue d’un désastre qui menace à court terme la viabilité de cette presse francophone de Flandre.

L’explication de ce grave déficit de lectorat, initié principalement par la flamandisation, se déduit de l’âge moyen des lecteurs, que l’on perçoit élevé. Effectivement, le public naturel du Matin ressemble à une entité traditionaliste composée avant tout de fidèles parmi les fidèles. Ces indéfectibles lecteurs engagés par la force de l’habitude depuis des dizaines d’années aiment notamment retrouver dans leur quotidien le compte-rendu des manifestations mondaines de leur métropole bien-aimée. Il faudrait sûrement à ces consommateurs de longue date un sujet de mécontentement gravissime pour les empêcher de se procurer l’organe de presse qui a autrefois été le journal préféré de leur père et de leur grand-père.

Cependant, les jeunes de cette époque ne suivent pas forcément, quant à eux, cette voie de la tradition empruntée par leurs aînés. Car, parmi ces jeunes descendants des glorieux fransquillons, l’intégration harmonieuse à la culture ainsi qu’à la vie sociale flamande ne se discute même plus. En conséquence, le choix de cette nouvelle génération presque "flamandisée" coule de source. Il consiste à ne pas accorder outre mesure son attention à cette presse francophone anversoise moribonde parce qu’elle vivote encore sur base de rêves bilingues dépassés.

En définitive, on comprend donc mieux les sérieuses difficultés éprouvées par Le Matin pour maintenir le niveau de son tirage. Tributaire d’un public vieillissant qui, il faut particulièrement le souligner, approche de l’extinction étant donné qu’il ne se renouvelle plus, le journal perd ainsi mois après mois plus de lecteurs qu’il ne peut en gagner.

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VII.4. Les funérailles du Matin

On a vu précédemment que la société Rossel et Cie, détentrice de fraîche date des droits de la société éditrice du Matin, de La Flandre Libérale et de La Métropole, se met dans un premier temps à investir dans le redressement de cette presse de Flandre mal en point. Une presse qui possède le désavantage "monstrueux" de conserver son attachement à la langue française dans une contrée en bout de flamandisation. La société bruxelloise apporte donc son soutien "en considération des devoirs qu’elle estime avoir à l’égard de la minorité francophone du pays flamand, dont Le Soir a toujours pris la défense".

Cette charge financière lourde et marquée du sceau linguistique, Rossel va, malgré une conjoncture économique délicate, la supporter pendant huit ans. Durant cette période, Rossel consent chaque année les inévitables sacrifices pécuniaires inhérents à ce type d’entreprise hasardeuse, tant que ceux-ci demeurent conformes aux prévisions.

Or, le déficit global des trois journaux francophones subsistant encore en Flandre ne cesse de croître suivant une courbe inverse à celle de leur lectorat et de leurs recettes publicitaires. Il semble indéniable que maintenir à flots le trio de publications éditées par Sobeledip, cela coûte cher, très cher, trop cher... En 1970, le passif du groupe est ainsi de 11.130.179 francs. Un an plus tard, il atteint 14.536.371 francs. Et, en 1972, la situation financière a encore empiré : on observe un déficit de 17.500.678 francs ! Dans ces circonstances, la survivance des trois feuilles fransquillonnes ne tient plus qu’à un fil car seul le mécénat de Rossel retient désormais le couperet fatal. D’autant plus qu’à la fin de l’année 1973, on assiste aussi à une brusque hausse des charges salariales, du prix du papier et des coûts de fabrication. Une majoration qui frappe de plein fouet la presse quotidienne et, en particulier, ses éléments les plus petits et les plus fragiles.

Dès lors, suite à ce nouveau coup dur, l’estimation du déficit 1974 des quotidiens publiés sous le label Sobeledip dépasse de vingt millions la barre placée d’autorité par le groupe Rossel. Pour celui-ci, la situation n’est plus tenable puisque "des sacrifices qui étaient supportables sont devenus incompatibles avec les exigences d’une saine gestion". En conséquence, l’information terminale est diffusée : Le Matin est irrémédiablement condamné par les lois de l’économie industrielle et par une crise qui projette son ombre dévastatrice sur l’ensemble des médias écrits belges. Il annonce dans ses colonnes qu’il sera, comme La Flandre Libérale et La Métropole, obligé d’interrompre sa parution le 30 juin 1974.

Cependant, Rossel et Cie désire assurer une continuité dans son action en faveur de la minorité francophone vivant en pays flamand. L’éditeur communique ainsi son intention de réserver une attention spéciale à cette minorité, par le biais de son principal organe, Le Soir. Ceci afin que "cette communauté, qui demeure si vivante, ne cesse pas pour autant de pouvoir s’exprimer".

Mais pour les trois journaux francophones qui, durant leur dernier mois d’existence, assistent à leurs propres funérailles et enregistrent les hommages funèbres qu’on leur adresse, cette date-butoir du 30 juin 1974 représente l’épilogue d’une bataille linguistique perdue. Ainsi Le Matin doit-il, comme ses deux confrères, déposer les armes. Et à cet égard, on peut estimer que son combat s’arrête, en partie, faute de moyens mais qu’avant tout, il s’est éteint faute de combattants...

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VII.5. Conclusion : chronique d’une mort annoncée

Le Matin, dans sa version Rossel, ne fait que proposer les derniers soubresauts d’une bête blessée. Dopé dans un premier temps par les puissantes injections financières du groupe Rossel, on le retrouve ensuite toujours davantage affaibli. Car le public ne suit plus, ou alors bien trop peu. Quant aux annonceurs, autrefois tellement empressés à l’idée de plaquer leur publicité sur les pages du grand quotidien anversois de langue française, ils n’accordent depuis longtemps plus guère leur confiance à ce journal qui se meurt sans espoir de salut... Les séquelles irréversibles encourues par la minorité francophone du pays flamand par la grâce de l’unilinguisme régional sont trop lourdes à supporter pour cette petite gazette d’usage provincial, économiquement moribonde, en manque de public et qui est désignée pour périr.

Le Matin n’est plus que l’ombre du quotidien influent et majestueux qu’il a été, même dans ses caractères les plus "physiques". Victime, d’abord, de la flamandisation mais aussi, en partie, de la crise qui touche l’industrie belge de la presse toute entière, Le Matin ne dispose pas d’atout de dernière minute dans son jeu. Il compose une proie fragile condamnée par la sélection naturelle, parce qu’il n’a pas réussi à s’adapter aux modifications essentielles qui ont touché son environnement direct, son milieu d’action, son public-cible, c’est-à-dire les francophones de la ville d’Anvers.

Ainsi, l’alliance avec les deux autres derniers survivants de la presse francophone de Flandre aura été vaine. En effet, même si une forme d’espérance subsistait encore en ce temps-là, la fin prévisible des trois principales éditions de Sobeledip, Le Matin, La Flandre Libérale et La Métropole, était déjà annoncée par le triomphe de la flamandisation.

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