Lannée suivant immédiatement la fondation de Sobeledip, un nouveau transfert dinfluence déterminant quant à lavenir du Matin se produit. En effet, Rossel et Cie, la fortunée société anonyme propriétaire de la feuille bruxelloise Le Soir, se procure définitivement le contrôle de lancienne chaîne de journaux du comte de Launoit, le 25 octobre 1966. Cette prise de pouvoir menée à bien par le groupe Rossel vise lacquisition de La Meuse et de La Lanterne.
Mais par la même occasion, Rossel sassure, sans le savoir, la reprise du Matin, de La Flandre Libérale et dune quote-part réduite de La Métropole, détenus jusqualors par lensemble de presse de Launoit. Et, malgré des perspectives davenir peu évidentes qui annoncent un combat perdu davance, la société-mère du Soir décide de relever cet hasardeux défi parallèle : la redynamisation de la presse francophone de Flandre à petit tirage. Elle acquiert dès lors 50 % des actions de la Sobeledip, dont elle partage désormais lusufruit avec le groupe anversois Velge, qui règne alors quasi sans partage sur le quotidien catholique La Métropole. Exalté par cette condition financière toute fraîche et plutôt revigorante, le capital de Sobeledip passe dailleurs, le 30 décembre 1966, de deux à cinq millions de francs.
Cependant, Rossel et Cie ne sarrête pas en si bon chemin puisque le groupe rachète ensuite lintégralité de ses parts aux Nouvelles Presses anversoises (Velge). Léditeur responsable du Soir dévoile ainsi ses préoccupations économiques de manière manifeste. Il entend sans doute, par ce biais, simplanter en Flandre. Et, dans la foulée, il semble clair que Rossel démontre de la sorte sa volonté de participer à la conservation dune présence intellectuelle francophone dans cette région du pays. Léditeur veut également entrer dans larène linguistique et y apporter tout son poids de mastodonte du journalisme national.
Quoi quil en soit, comme contrecoup à cette arrivée en première ligne du groupe Rossel, on assiste en 1969 à une redistribution géographique du centre nerveux des trois derniers survivants de la presse francophone de Flandre. Effectivement, le trio de journaux le plus mal-aimé de la presse belge est dorénavant imprimé en bloc sur les presses du Soir, à Bruxelles.
Quant au Matin, il quitte dans lintervalle (dès le premier juillet 1968) son siège provisoire du Lombaardvest pour établir ses services locaux en matière rédactionnelle, publicitaire et administrative au numéro huit de la Gemeentestraat à Anvers. Il est aussitôt rejoint à cette nouvelle adresse par son ancien antagoniste, La Métropole. Pourtant, le véritable coeur rédactionnel du Matin ne se situe plus dans la cité portuaire. Seuls quatre rédacteurs, à létiquette idéologique fort peu marquée, exercent leur art à Anvers. Ils sont surtout chargés de recueillir les nouvelles locales, susceptibles de garnir les colonnes du Matin mais aussi celles de La Métropole, et de les expédier à Bruxelles par porteur ou télex... Parce que les rubriques dinformation générale, qui représentent toujours la plus grande partie de lédition et qui sont reproduites sans en modifier une ligne dans La Flandre Libérale et La Métropole, sont composées et mises en page dans la capitale.
Cest donc à Bruxelles quune équipe de rédaction unique limitée à une demi-douzaine de journalistes, tous spécialisés dans un secteur bien précis (politique belge, économie, etc.), travaille à lélaboration de la ligne générale des trois quotidiens publiés par Sobeledip.
A ce propos, notons que la direction générale de Sobeledip est confiée, suite à la mort de Georges Desguin en 1970, à Pierre Beyer. Celui-ci, qui occupe la fonction de secrétaire de direction de la société depuis 1966, est alors âgé de 63 ans. Accessoirement, selon ce même processus de "chaises musicales", Pierre Beyer abandonne aussi son poste de directeur de la rédaction locale de La Flandre Libérale pour remplacer Desguin dans son rôle de rédacteur en chef.
Sur le plan matériel, Le Matin entre dans sa dernière ligne droite. Trop souvent, il ne présente plus à ses lecteurs que huit à dix pages durant la semaine et un peu plus à loccasion du numéro du week-end. Une explication plausible reste la diminution flagrante du volume publicitaire par rapport à lépoque glorieuse du quotidien libéral. Ainsi, une appréciation rapide de la superficie du journal réservée à la publicité démontre que, très régulièrement, Le Matin ne compte pas plus de 10 % dannonces en comparaison de sa surface globale. De fait, quand on place ce chiffre presque risible face aux estimations proches des 30 % des feuilles denvergure nationale et en bonne santé économique (auxquelles la publicité assure des rentrées régulières et abondantes), on comprend les difficultés dexploitation qui frappent Le Matin. Sans aller jusquà parler dune fuite immédiate des annonceurs à la simple évocation de lagonisante publication anversoise, il faut admettre que lérosion de son lectorat influence son volume publicitaire. Ce qui entraîne, indirectement, la composition dune édition au nombre de pages moins élevé et à la surface rédactionnelle parfois moins importante.
Par ailleurs, au niveau du contenu, le glissement stratégique vers linformation locale, pratique, mondaine, boursière, financière ou économique se fait sans cesse plus marquant. Ce type de nouvelles occupe plus du tiers de la surface rédactionnelle, ce qui demeure quand même assez important. Cette constatation accrédite vraiment la thèse selon laquelle Le Matin est devenu avant tout, dans lesprit de ses lecteurs, un journal dappoint complémentaire dautres médias, quils soient écrits ou audiovisuels. Et, dans ce cadre, la prolifération des feuilles "toutes boîtes", qui reprennent justement toute une série de renseignements pratiques et dintérêt local, compose une nouvelle concurrence inhabituelle et menaçante pour les journaux dappoint.
En fin de compte, léditorial et les petits articles dopinion représentent les ultimes bastions (avec les nouvelles locales) de la relative indépendance que peut afficher Le Matin vis-à-vis de La Flandre Libérale et de La Métropole. Indépendance toute relative en effet, car un même thème se retrouve souvent traité, à quelques jours dintervalle, par linséparable trio et ce, sous un angle assez semblable, sans différences idéologiques insurmontables. Ce qui paraît logique quand on sait que léquipe de journalistes oeuvrant pour Sobeledip, somme toute fort réduite (dix-sept rédacteurs au total en 1974), travaille côte à côte pour concevoir à lidentique le reste du corps des trois journaux francophones...
Le Matin, comme ses deux confrères, traverse donc une mauvaise passe au niveau matériel. Il est confronté à un manque évident de journalistes et à linstabilité de sa rédaction, puisque la mobilité sensible de ses rédacteurs suscite un renouvellement continuel des cadres. Les délais de parution sont, en outre, forts courts : on boucle lédition à vingt-deux heures au maximum. Le Matin souffre aussi dune carence en ce qui concerne la surface rédactionnelle. En conclusion, la gazette libérale dAnvers éprouve beaucoup de difficultés à suivre lactualité de près et à conserver une politique rédactionnelle cohérente. Et son statut de journal dappoint nest plus suffisant pour lui permettre de survivre tel quel : la fin semble désormais proche.
Le point commun qui lie encore et toujours lensemble diminué des lecteurs du Matin reste bien sûr lusage de la langue française. Car pour les flamands dAnvers, cette presse francophone à lagonie ne symbolise plus rien. Ils ne la lisent pas et nen ont plus peur en raison de laffaissement de son poids politique. Pire, dordinaire, ils lignorent même !
Le lectorat du Matin demeure donc presque exclusivement formé des derniers résidus libéraux fransquillons de la métropole issus soit de la haute bourgeoisie, soit de la classe moyenne. A côté de cette base élémentaire, on déniche aussi quelques anciens anversois disséminés dans le Limbourg, en Wallonie ou à Bruxelles mais restés dévoués malgré tout au quotidien fondé par Camille de Cauwer. Une fidélité qui prend sa source dans lindestructible attachement sentimental que ces anciens anversois conservent envers leur vieille cité.
Toutefois, la flamandisation garde toute sa vigueur. Son irréversibilité est manifeste. Le point de non-retour est atteint car les jeunes générations se sont adaptées à lévolution linguistique. Au coeur des relations sociales de la métropole, le français ne constitue plus pour elles la règle mais bien lexception. La défense de la minorité francophone, devenue désormais une bataille darrière-garde pour le compte dune caste, trouve ainsi de moins en moins décho auprès du public. Un public qui, du reste, prouve cet état de fait en ne sabonnant plus. En effet, le tirage cumulé des trois quotidiens francophones de Flandre édités dabord par lunique Sobeledip, puis sous lautorité de Rossel, ne fait que dégringoler au fil du temps et de la flamandisation. Partant de vingt-cinq mille exemplaires déclarés en 1965, on passe à quatorze mille trois cents en 1969 et même à une estimation qui tourne autour des huit mille exemplaires en 1972. Or, quand on compare ces chiffres affolants avec celui du dernier tirage enregistré pour le seul Matin avant la création de Sobeledip (vingt mille exemplaires en 1962), on ne peut que constater létendue dun désastre qui menace à court terme la viabilité de cette presse francophone de Flandre.
Lexplication de ce grave déficit de lectorat, initié principalement par la flamandisation, se déduit de lâge moyen des lecteurs, que lon perçoit élevé. Effectivement, le public naturel du Matin ressemble à une entité traditionaliste composée avant tout de fidèles parmi les fidèles. Ces indéfectibles lecteurs engagés par la force de lhabitude depuis des dizaines dannées aiment notamment retrouver dans leur quotidien le compte-rendu des manifestations mondaines de leur métropole bien-aimée. Il faudrait sûrement à ces consommateurs de longue date un sujet de mécontentement gravissime pour les empêcher de se procurer lorgane de presse qui a autrefois été le journal préféré de leur père et de leur grand-père.
Cependant, les jeunes de cette époque ne suivent pas forcément, quant à eux, cette voie de la tradition empruntée par leurs aînés. Car, parmi ces jeunes descendants des glorieux fransquillons, lintégration harmonieuse à la culture ainsi quà la vie sociale flamande ne se discute même plus. En conséquence, le choix de cette nouvelle génération presque "flamandisée" coule de source. Il consiste à ne pas accorder outre mesure son attention à cette presse francophone anversoise moribonde parce quelle vivote encore sur base de rêves bilingues dépassés.
En définitive, on comprend donc mieux les sérieuses difficultés éprouvées par Le Matin pour maintenir le niveau de son tirage. Tributaire dun public vieillissant qui, il faut particulièrement le souligner, approche de lextinction étant donné quil ne se renouvelle plus, le journal perd ainsi mois après mois plus de lecteurs quil ne peut en gagner.
On a vu précédemment que la société Rossel et Cie, détentrice de fraîche date des droits de la société éditrice du Matin, de La Flandre Libérale et de La Métropole, se met dans un premier temps à investir dans le redressement de cette presse de Flandre mal en point. Une presse qui possède le désavantage "monstrueux" de conserver son attachement à la langue française dans une contrée en bout de flamandisation. La société bruxelloise apporte donc son soutien "en considération des devoirs quelle estime avoir à légard de la minorité francophone du pays flamand, dont Le Soir a toujours pris la défense".
Cette charge financière lourde et marquée du sceau linguistique, Rossel va, malgré une conjoncture économique délicate, la supporter pendant huit ans. Durant cette période, Rossel consent chaque année les inévitables sacrifices pécuniaires inhérents à ce type dentreprise hasardeuse, tant que ceux-ci demeurent conformes aux prévisions.
Or, le déficit global des trois journaux francophones subsistant encore en Flandre ne cesse de croître suivant une courbe inverse à celle de leur lectorat et de leurs recettes publicitaires. Il semble indéniable que maintenir à flots le trio de publications éditées par Sobeledip, cela coûte cher, très cher, trop cher... En 1970, le passif du groupe est ainsi de 11.130.179 francs. Un an plus tard, il atteint 14.536.371 francs. Et, en 1972, la situation financière a encore empiré : on observe un déficit de 17.500.678 francs ! Dans ces circonstances, la survivance des trois feuilles fransquillonnes ne tient plus quà un fil car seul le mécénat de Rossel retient désormais le couperet fatal. Dautant plus quà la fin de lannée 1973, on assiste aussi à une brusque hausse des charges salariales, du prix du papier et des coûts de fabrication. Une majoration qui frappe de plein fouet la presse quotidienne et, en particulier, ses éléments les plus petits et les plus fragiles.
Dès lors, suite à ce nouveau coup dur, lestimation du déficit 1974 des quotidiens publiés sous le label Sobeledip dépasse de vingt millions la barre placée dautorité par le groupe Rossel. Pour celui-ci, la situation nest plus tenable puisque "des sacrifices qui étaient supportables sont devenus incompatibles avec les exigences dune saine gestion". En conséquence, linformation terminale est diffusée : Le Matin est irrémédiablement condamné par les lois de léconomie industrielle et par une crise qui projette son ombre dévastatrice sur lensemble des médias écrits belges. Il annonce dans ses colonnes quil sera, comme La Flandre Libérale et La Métropole, obligé dinterrompre sa parution le 30 juin 1974.
Cependant, Rossel et Cie désire assurer une continuité dans son action en faveur de la minorité francophone vivant en pays flamand. Léditeur communique ainsi son intention de réserver une attention spéciale à cette minorité, par le biais de son principal organe, Le Soir. Ceci afin que "cette communauté, qui demeure si vivante, ne cesse pas pour autant de pouvoir sexprimer".
Mais pour les trois journaux francophones qui, durant leur dernier mois dexistence, assistent à leurs propres funérailles et enregistrent les hommages funèbres quon leur adresse, cette date-butoir du 30 juin 1974 représente lépilogue dune bataille linguistique perdue. Ainsi Le Matin doit-il, comme ses deux confrères, déposer les armes. Et à cet égard, on peut estimer que son combat sarrête, en partie, faute de moyens mais quavant tout, il sest éteint faute de combattants...
Le Matin, dans sa version Rossel, ne fait que proposer les derniers soubresauts dune bête blessée. Dopé dans un premier temps par les puissantes injections financières du groupe Rossel, on le retrouve ensuite toujours davantage affaibli. Car le public ne suit plus, ou alors bien trop peu. Quant aux annonceurs, autrefois tellement empressés à lidée de plaquer leur publicité sur les pages du grand quotidien anversois de langue française, ils naccordent depuis longtemps plus guère leur confiance à ce journal qui se meurt sans espoir de salut... Les séquelles irréversibles encourues par la minorité francophone du pays flamand par la grâce de lunilinguisme régional sont trop lourdes à supporter pour cette petite gazette dusage provincial, économiquement moribonde, en manque de public et qui est désignée pour périr.
Le Matin nest plus que lombre du quotidien influent et majestueux quil a été, même dans ses caractères les plus "physiques". Victime, dabord, de la flamandisation mais aussi, en partie, de la crise qui touche lindustrie belge de la presse toute entière, Le Matin ne dispose pas datout de dernière minute dans son jeu. Il compose une proie fragile condamnée par la sélection naturelle, parce quil na pas réussi à sadapter aux modifications essentielles qui ont touché son environnement direct, son milieu daction, son public-cible, cest-à-dire les francophones de la ville dAnvers.
Ainsi, lalliance avec les deux autres derniers survivants de la presse francophone de Flandre aura été vaine. En effet, même si une forme despérance subsistait encore en ce temps-là, la fin prévisible des trois principales éditions de Sobeledip, Le Matin, La Flandre Libérale et La Métropole, était déjà annoncée par le triomphe de la flamandisation.