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||| Le Matin d'Anvers : II. La marche du progrès (1894-1914) |||

Le Matin d'Anvers

Table des matières


II.1. Le Matin répond à l’appel de la modernité

Au cours de l’Exposition universelle d’Anvers, en 1894, une machine diablement innovatrice appelée "linotype" opère à titre démonstratif. Et, deux années plus tard, deux mécaniques semblables fonctionnent également, à l’occasion de l’Exposition universelle bruxelloise, pour la composition du journal La Réforme. En effet, celui-ci s’en est rendu locataire pour toute la durée de l’événement.

Ces outils révolutionnaires, que les directeurs de journaux et d’imprimerie hésitent encore à introduire, représentent un nouveau défi pour les entreprises de presse. Celles-ci sont désormais confrontées à une modernisation de techniques (presses rotatives, linotypes) qui permet d’imprimer de plus en plus rapidement un nombre sans cesse croissant d’exemplaires. Face à la révolution industrielle caractéristique de cette fin de dix-neuvième siècle, l’alternative apparaît claire : il faut suivre pas à pas la marche du progrès, mais cela coûte cher, ou se résoudre à disparaître sous le voile de l’archaïsme...

Camille de Cauwer va se situer dans la droite ligne de cette évolution prévisible des médias vers l’industrialisation. Le temps de l’artisanat est révolu et de Cauwer le sait, lui qui a toujours rêvé de perfectionner le noble métier de typographe. Il entend de toute évidence ne pas louper le train de la mécanisation qui fonce à toute vapeur en direction d’un avenir prospère, symbolisé à cette époque (en ce qui concerne la presse) par la linotype. Ce remarquable instrument typographique d’origine et de fabrication américaine permet de composer automatiquement les lignes de caractères d’imprimerie, rien qu’en les tapant sur un clavier. Un tel engin assure une excellente productivité. Il concède à un seul homme correctement formé l’accomplissement d’un volume de travail qui aurait, sinon, réclamé les compétences et le labeur de huit typographes "non-mécanisés" ! Ce qui constitue une véritable aubaine pour un quotidien qui se trouve alors en pleine voie d’expansion sur le plan du nombre de ses lecteurs et sur le plan de la variété et de l’ampleur de son contenu.

La linotype retient donc assez vite l’attention du directeur du Matin, soucieux d’assurer des lendemains sans tourments à son concept, avec l’assistance des technologies de pointe. Dès lors, en 1897, une ultime visite à Londres, effectuée dans le but d’assister à une démonstration de cet étonnant outil, réduit au silence ses dernières réticences. Cette machine se révèle décidément trop extraordinaire pour ne pas l’utiliser. Convaincu de son importance potentielle pour la stimulation du rendement de son imprimerie et de son journal, il en commande immédiatement quatre exemplaires. Le premier arrive à Anvers au début de l’année 1898. Les trois autres spécimens parviennent dans la métropole au milieu de cette même année. Et, un peu plus tard, en août 1898, quatre nouvelle linotypes sont à nouveau montées dans les ateliers du Matin. Par ailleurs, Camille de Cauwer entreprend une seconde démarche progressiste, parallèlement à ces emplettes initiales, en commandant une rotative à Paris chez le maître du genre, Marinoni.

On peut comprendre la volonté farouche démontrée par Camille de Cauwer dans sa réponse à l’appel de la modernité de deux manières qui, sans doute, possèdent chacune une fraction de la vérité. D’un côté, comme une volonté sincère d’innovation voire comme l’exécution d’un idéal consistant à oeuvrer dans le sens du progrès et des améliorations que celui-ci est susceptible d’apporter à tous. Mais, d’un autre côté, comme une simple recherche de productivité, réalisée avant tout afin de résister financièrement dans un monde instable et en pleine mutation technologique.

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II.2. La grève des artisans typographes

La démarche innovatrice de Camille de Cauwer et ses desseins tournés vers l’industrialisation de la presse vont provoquer la colère et l’amertume des compagnons et ouvriers typographes.

Pourtant, la "transaction" est claire : la direction du Matin entend bien conserver l’ensemble de son personnel. Elle annonce en conséquence très vite à ses salariés qu’elle ne procédera à aucun licenciement suite à l’arrivée des machines linotypes, acceptant dès lors de sacrifier ses intérêts économiques à une question d’ordre purement social.

Mais voilà, les typographes du Matin sont touchés dans leur fierté. Ils considèrent en effet ces nouveaux outils comme une atteinte à leur honneur professionnel et à leurs traditions artisanales. On peut, sans doute, respecter l’indignation de ces hommes "qu’on appelle parfois les aristocrates de la classe ouvrière, tant leur tradition syndicale est ancienne". Elle représente "un émouvant témoignage d’amour-propre, un signe d’orgueil, une démonstration de dédain pour l’ingénieur qui prétend remplacer, par un jeu délicat de rouages mécaniques, l’habileté souvent prodigieuse des compositeurs et sélectionneurs de lettres qui, jusqu’alors, avaient fait merveille dans l’art difficile de l’imprimeur".

Néanmoins, cette attitude constitue aussi une barrière psychologique, et même quasiment physique, placée sur la route du progrès souhaité par Camille de Cauwer. Le père du Matin admire certes la science de l’artisan mais n’en reste pas moins un administrateur en proie aux obligations et aux lois impitoyables du journalisme moderne. Avant tout, il faut aller plus vite et faire mieux que le concurrent...

Exhortés par quelques meneurs syndicaux particulièrement influents, les compagnons imprimeurs vont donc se révolter, engageant une lutte qui semble devoir être sans merci avec l’audacieux innovateur. Ainsi, pour défendre leur emploi qu’ils imaginent menacé à plus ou moins court terme par ces "machines de la faim" révolutionnaires, les artisans typographes déclenchent une grève sans préavis, à l’occasion de la composition du numéro du Matin à paraître le samedi 22 octobre 1898.

La réaction de la direction ne se fait pas attendre. Elle prend la forme d’un message aux accents désabusés placé dans les colonnes du quotidien cher à son fondateur. En voici reproduites quelques lignes issues de la plume d’un des rédacteurs du journal :

"Cette action nous dégage de nos scrupules d’humanité. Voilà ce à quoi nos ouvriers, à qui nous n’avons jamais voulu que du bien, devraient songer pendant qu’il en est encore temps. Et nous déplorons dans leur intérêt que des meneurs assurément mal avisés soient parvenus à leur imposer une détermination pareille à l’heure où leur profession traverse une crise redoutable et où, par conséquent, ils auraient dû faire montre d’un peu de diplomatie, au lieu de manifester des exigences plus grandes que jamais. Les compagnons typographes sont en train de tuer la poule aux oeufs d’or."

Car Camille de Cauwer se trouve, suite à cette action d’origine syndicale, face à un mur qui paraît infranchissable !

D’une part, la grève se révèle sauvage à tous points de vue. Les techniciens anglais venus monter les dernières linotypes commandées à Manchester sont violemment pris à partie par les grévistes tandis que menaces et autres tentatives de sabotage se succèdent sans relâche. Bref, le désir de destruction à l’égard des ateliers et du matériel technique du quotidien anversois transparaît clairement chez les ouvriers, toujours sous le charme de leurs syndicats. Ce qui sous-tend des dispositions presque suicidaires !

D’autre part, depuis son arrivée sur le marché des médias à Anvers, Le Matin a très bien réussi à fidéliser son lectorat. Une non-parution prolongée des suites de la grève affaiblirait sûrement le bel édifice commercial (construit grâce à l’apport massif de la publicité) bâti jusqu’alors. Ce qui ne ferait pas les affaires financières de l’insatiable homme de négoce qu’est devenu Camille de Cauwer.

Le patron du Matin décide dès lors de résister à l’obstination et à l’aveuglement de ses travailleurs, sans faire de concessions. Il se fait notamment installer un lit de camp auprès de ses chères machines, dans l’atelier du journal. Il y passe ses nuits dans la crainte d’une tentative de sabotage, "affrontant à plusieurs reprises d’importantes délégations d’ouvriers qui tentent d’envahir les salles par la force et de tout détruire".

Mais, pour conserver sa position de force vis-à-vis des grévistes et du public, de Cauwer doit évidemment trouver une solution, toute temporaire qu’elle soit, afin que sa publication continue à sortir de presse envers et contre tout. La résolution de cette difficulté va impliquer l’ensemble des rédacteurs et l’aide des spécialistes anglais venus assembler les linotypes. Toutes ces bonnes volontés sont stimulées par l’exemple de détermination farouche offert par leur chef, qui n’hésite pas à s’asseoir lui-même au clavier des linotypes. Elles parviennent (plus ou moins adroitement) à sortir de ces fertiles outils (relativement faciles à utiliser) suffisamment de lignes pour donner les principales informations du jour.

Les responsables du Matin tirent d’ailleurs une leçon d’humilité de cette épreuve qui les oblige à mettre la main à la pâte, jugeant désormais que "tout bourgeois devrait apprendre un métier manuel" et que c’est "leur ignorance à cet égard qui fait la force et l’insolence de certains syndicats". Cet épisode cocasse qui prend place dans la crise de jeunesse du Matin illustre bien le ruisseau qui sépare toujours, dans les mentalités, les rédacteurs et les dirigeants bourgeois des ouvriers nés sous l’étiquette populaire.

Le mercredi 26 octobre, la fin de la grève est proclamée officiellement dans les colonnes du journal : les travailleurs "d’élite" reprennent le travail. Devant l’indomptable énergie déployée par Camille de Cauwer et sa fidèle équipe, les grévistes se sont rendus à la raison, préférant la capitulation à la misère. Les ouvriers typographes renoncent ainsi, de guerre lasse, à poursuivre un combat syndical qui ne peut qu’attirer le spectre d’un chômage promis à maintes reprises, tel un couperet, par leur intransigeant directeur.

De plus, ces artisans résignés et désormais voués au recyclage industriel ont probablement intégré dans leurs réflexions le fait qu’il n’est pas de leur pouvoir d’entraver la marche inéluctable du progrès. Un progrès qui constitue la caractéristique remarquable de la respectable maison de Camille de Cauwer. L’opposition à la machine reste en effet vaine lorsqu’on a affaire à un pionnier batailleur de la trempe du fondateur du Matin, pour qui l’avenir n’appartient qu’à ceux qui se l’arrachent...

Signalons par ailleurs que le processus d’industrialisation du Matin sera achevé peu avant la première guerre mondiale. On introduit en effet dans ses ateliers une deuxième presse rotative capable d’imprimer et de coller en un seul cahier un journal de 24 pages (au rythme de vingt-cinq mille exemplaires à l’heure), ou en deux cahiers un canard de 48 pages (à la cadence de douze mille cinq cents exemplaires à l’heure).

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II.3. Le Matin croît-il trop vite ?

Le Matin atteint rapidement une situation prépondérante au sein de la presse francophone anversoise. Son tirage explose véritablement (avec une estimation de pas moins de quinze mille exemplaires en 1908), ce qui entraîne une confiance accrue des milieux commerciaux et industriels en matière de publicité. Car le public anversois attaché à la langue française (essentiellement la haute bourgeoisie) répond pleinement à l’appel du Matin.

Toutefois, les quatre pages de la modeste feuille de Camille de Cauwer deviennent vite trop exiguës par rapport aux nombre des rubriques (il faut ainsi parfois postposer l’édition des deux feuilletons) et en regard de l’abondance des matières traitées. Effectivement, un bulletin météorologique, la mention des heures des marées ou encore une importante partie commerciale avec le cours des changes, le compte-rendu des bourses d’Anvers, de Bruxelles et d’autres grands marchés mondiaux viennent s’ajouter au menu du journal. Le Matin rend également compte des arrivées et des départs des bateaux ainsi que de leurs cargaisons à travers la rubrique "Anvers-Port". La rédaction pousse même le vice (ou la vertu) jusqu’à indiquer, à l’heure du petit-déjeuner, la température de l’eau au bassin de natation, cultivant donc le souci du bien-être de ses lecteurs.

Par ailleurs, il y a à partir du premier janvier 1895 deux éditions : l’une paraît à une heure du matin (elle est destinée à l’ensemble de la Belgique et à l’étranger) tandis que l’autre sort de presse quatre heures plus tard (elle concerne particulièrement les anversois, avides des toutes dernières nouvelles de la métropole).

Bref, étant donné son succès croissant, le problème du Matin réside surtout dans son manque de souplesse en ce qui concerne le volume des informations diffusables. Les responsables du journal ont pourtant, dès le premier janvier 1895, adopté le grand format (470 mm x 565 mm), élargissant ainsi sa capacité initiale limitée à cinq colonnes par page d’une précieuse colonne. Rien n’y change. En fait, Le Matin "étouffe dans ses colonnes, pourtant spacieuses, comme une élégante du temps de Louis XIII dans son busc" !

Mais tout problème favorise la recherche d’une solution, et il n’en est pas autrement pour le directeur Camille de Cauwer. Celui-ci, comme on l’a vu plus haut, entreprend jusqu’en 1914 la modernisation substantielle de son quotidien par le biais de l’acquisition de plusieurs linotypes et de deux grosses presses rotatives, susceptibles d’augmenter la capacité du journal.

Cette modernisation porte bientôt ses fruits et entraîne bien évidemment des modifications dans son aspect matériel. Ainsi, les titres des articles deviennent progressivement plus gros et plus visibles bien que le visage global du journal demeure assez austère. D’autre part, à partir du 4 décembre 1899, Le Matin peut s’enorgueillir de comprendre à coup sûr six pages par jour. Huit, dix voire douze feuillets sont parfois imprimés quand les circonstances et la soif d’informations des lecteurs l’exigent. Et, juste avant le déclenchement de la première guerre, on abordera même les seize ou dix-huit pages, au moins une fois par semaine (surtout à l’occasion de l’édition du dimanche). Le format évolue également, devenant un peu plus petit (380 mm x 530 mm) dès le 4 décembre 1899, afin de faciliter la prise en mains et la lecture.

Cependant, il faut nuancer cette idée de pléthore informationnelle que l’on accorde au Matin en précisant que petites annonces et autres publicités commerciales affluent en ses colonnes. A un point tel que, souvent, elles envahissent près de la moitié d’une publication qui épouse des allures de revue au quotidien. Car la pleine indépendance du média est à ce prix.

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II.4. Le Matin : une affaire de famille

En 1895, suite au départ d’Edouard Heinzmann-Savino, Camille de Cauwer offre les rênes du Matin à Eugène Landoy (1857-1909). Ce docteur en droit, auteur de comédies et de livrets d’opérette à ses heures, accepte de bon coeur la responsabilité de rédacteur en chef. Eugène Landoy appartient en fait à une vieille famille de journalisme. C’est un homme d’expérience, puisqu’il a déjà exercé pendant huit ans les mêmes fonctions au Précurseur. Il abat quotidiennement une besogne intense et acquiert rapidement le titre de bras droit d’un Camille de Cauwer qui voit en lui son alter ego. Grand éditorialiste, Eugène Landoy va s’atteler durant quatorze ans à défendre la liberté de la conscience. Sous sa férule, la feuille libérale dévouée à la minorité francophone anversoise dénonce les abus du gouvernement clérical, à une époque où "une lourde pression s’exerce sur les consciences via les convictions religieuses, pour conquérir et affermir un pouvoir purement politique".

Le Matin est aussi une affaire de famille : à la mort d’Eugène Landoy, le 22 juin 1909, son frère Raphaël (1855-1923), ancien fonctionnaire des chemins de fer, lui succède. Et, jusqu’au début de la grande guerre, ce chansonnier reconnu du cabaret Le Diable au Corps (sous le pseudonyme de Rhamsès II) dirige la rédaction avec le souci constant de servir le mieux possible les intérêts commerciaux et politiques d’Anvers.

Mais la saga de la famille Landoy ne s’arrête pas là. Les deux fils d’Eugène Landoy, Georges et Eugène, vont aussi jouer un rôle d’envergure dans les cadres de la rédaction avant la première conflagration mondiale. Ainsi, Eugène Landoy fils collabore-t-il de temps à autre au journal tandis que son frère Georges, futur rédacteur en chef, en devient un des piliers.

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II.5. Silhouettes d’un Matin philanthropique

Le Matin gagne vite une réputation de pépinière de jeunes chroniqueurs et de journalistes de valeur. Ceux-ci fourbissent leurs premières armes dans ses bureaux rédactionnels avant d’aller démontrer leurs compétences sous d’autres cieux. Le Matin constitue donc souvent une rampe de lancement pour des jeunes talents. Ainsi, ses illustres rédacteurs Ernest Henrion, Antoine De Graef, Charles-Marie Flor O’Squarr, Léon Tricot ou encore Henri Dierckx (et, après la première guerre mondiale, des gens comme Maurice Gauchez ou Fernand Demany)...

Par ailleurs, de nombreuses fortes personnalités du monde libéral vont également en noircir les pages. Parmi celles-ci, Louis Strauss (1844-1926) n’est certainement pas la moindre. A son entrée à la Vieille Bourse, dès la fondation du quotidien de Camille de Cauwer, il représente un des personnages les plus en vue de l’économie libérale. Ce collaborateur expérimenté (journaliste au Journal des Débats, à l’Etoile Belge et au Précurseur) a été formé à l’école des doctrines du libre-échangisme. Il va jouer un rôle politique de premier plan, d’abord dans la métropole (en tant qu’échevin) puis à l’échelon national (comme député). Actif dans les relations diplomatiques (consul de Belgique à Sofia et consul général de Bulgarie à Anvers), Louis Strauss sera même élu vice-président de la Chambre de Commerce d’Anvers en 1922. Jusqu’à sa mort, il restera, dans les colonnes du Matin, un défenseur acharné des intérêts économiques et politiques anversois.

Une autre figure inoubliable du journal demeure celle de Julie Pecher, dite Christiane (1865-1928). Cette femme écrivain née et éduquée au contact de l’élite libérale bourgeoise de la métropole est l’animatrice d’une des grandes actions philanthropiques du Matin : l’oeuvre de la "Saint-Nicolas et de la Noël des petits malades des hôpitaux". Une oeuvre qui est née sous la plume de cette même Christiane le 29 novembre 1897. Car cette grande amie des animaux, détachée des contingences matérielles de par ses origines, est aussi prête à toutes les luttes pour améliorer le sort des pauvres et des déshérités. Elle ouvre ainsi, à l’origine, une souscription visant les vieux jouets ou les friandises. Cependant, devant le succès rencontré par l’initiative de Christiane, la collecte est étendue à des dons d’argent. Durant des décennies, cette institution modèle va ainsi demeurer une des manifestations les plus importantes de la solidarité anversoise. Car cette opération de charité amassera vraiment un joli petit pécule. Jusqu’en 1940, elle récoltera près de deux millions quatre cent mille francs, au bénéfice des hôpitaux et des oeuvres d’assistance. Et, après la guerre, le succès sera toujours au rendez-vous, dans la mesure des circonstances de l’époque.

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II.6. Le Matin "fransquillon" et anticlérical

La polémique virulente avec la très catholique Métropole, notamment sur le thème des excès du gouvernement clérical en place, constitue le passe-temps favori des éditorialistes du Matin avant la première guerre mondiale. Ainsi peut-on lire, par exemple, que "la politique cléricale a fini par exaspérer les libéraux les plus modérés" ou que "le gouvernement clérical met le trésor public au pillage au profit de ses électeurs".

L’instauration de la représentation proportionnelle constitue un autre thème de conflit entre les deux grandes gazettes francophones d’Anvers. En effet, suite au désastre électoral découlant du suffrage universel tempéré par le vote plural, les libéraux réclament sempiternellement cette représentation proportionnelle (instaurée finalement en 1899) qui leur restituerait de fortes chances de survie dans diverses régions. Et Le Matin s’inscrit tout à fait dans cette optique, jugeant le régime d’alors "absurde et arbitraire" et contestant souvent la sincérité et l’honnêteté de son rival à ce niveau. Il encense ainsi à maintes reprises l’instauration d’une véritable liberté électorale qui doit passer par un "suffrage universel avec garanties, c’est-à-dire avec le correctif, le tempérament, le frein puissant de la représentation proportionnelle".

Néanmoins, lorsqu’ils font abstraction du facteur exclusivement politique, La Métropole et Le Matin s’accordent sur la défense de la minorité francophone anversoise. Et, sur ce plan, un nouveau principe juridique va modifier la donne. Effectivement, la loi Cooremans-De Vriendt du 18 avril 1898, dite "loi d’égalité", reconnaît l’existence d’une seconde langue officielle en Belgique, le flamand. La parole de Vondel n’est désormais plus considérée comme un parler de seconde zone.

Mais, dans les faits, l’application de cette loi introduit davantage une équivalence des deux langues en Flandre que dans la Belgique toute entière. Dans tous les cas, ce bouleversement linguistique, qui en annonce d’autres, ne fait pas les affaires du petit noyau anversois attaché au français et soutenu par le journal de Camille de Cauwer !

D’autant plus qu’on assiste alors au développement d’un "flamingantisme culturel" réclamant une véritable science flamande, ainsi qu’à la naissance de l’espoir de flamandisation à tous les niveaux d’enseignement. Cette idée (apportée sur la scène politique dès 1910) se cristallise d’ailleurs autour de la création d’une grande université flamande à Gand. Là se construirait enfin une élite parlant la langue du peuple et plus celle de la haute bourgeoisie francophone du pays. Le Matin, soucieux de respecter à la lettre ses principes de liberté, ne se montre pas totalement réfractaire à cette idée. Il estime que la formation de savants, d’artistes et autres vulgarisateurs de culture flamande "illuminera enfin les ténèbres où errent maintenant des millions de flamands"...

On ne peut cependant pas nier que la position historique du français en Flandre est pour la première fois directement menacée. Et cette question primordiale va impliquer un conflit ouvert entre une majorité linguistique flamande et une minorité sociale bourgeoise, les "fransquillons", pour qui le français est devenu, depuis des siècles, la langue maternelle. Le Matin et les autres publications francophones de Flandre vont à l’avenir avoir beaucoup de pain flamand sur la planche linguistique !

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II.7. Conclusion : rien n’arrête Le Matin !

Le Matin va souvent explorer les chemins du changement au cours de son existence. Et ce constat se révèle particulièrement perceptible lors de la période de croissance ininterrompue du journal précédant la première guerre mondiale. La modernisation du journalisme, à cette époque, passe nécessairement par l’achat de machines linotypes et de presses rotatives qui représentent le summum de l’option progressiste. Cette option est délibérément et courageusement prise par le quotidien anversois, soucieux de ne pas rester enfermé dans un carcan limitatif et désuet. Et ceci, afin de résister à l’industrialisation de la presse. Il faut souligner que la personnalité énergique du directeur Camille de Cauwer est sûrement pour beaucoup dans cette rapide évolution technique des ateliers du Matin.

La grève des ouvriers typographes prend, dans ces circonstances et bien que le combat ait été perdu d’avance, une tournure plutôt symbolique qui se montre (malheureusement) toujours très actuelle. C’est réellement l’image même de l’homme qui doit s’effacer devant la machine mais aussi l’emblème de l’homme dépassé par les réalités économiques... Car Le Matin demeure une entreprise aux valeurs purement commerciales et en conséquence soumise aux lois du marché.

Sur le plan linguistique, les premiers assauts flamingants dignes d’être mentionnés se font à présent ressentir, alertant vraisemblablement déjà une minorité francophone anversoise qui descend peu à peu de son piédestal.

Mais le quotidien de Camille de Cauwer, fort occupé par la guerre ouverte qu’il déclare au cléricalisme, n’entrevoit probablement pas toutes les implications potentielles de cette formidable évolution. Sa position de force, garantie par le nombre sans cesse croissant de lecteurs et la confiance accrue des annonceurs publicitaires, ne se dément pas. Rien n’arrête encore l’essor continuel du Matin.

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