Confrontés à létouffant et dangereux climat qui précède le déclenchement de la première grande conflagration mondiale, Camille de Cauwer et lensemble de léquipe du Matin continuent malgré tout despérer. Leur humanisme, leur lucidité et leur esprit déjà fondamentalement pacifiste les soutiennent dans cette voie.
Mais la guerre nattend pas : elle éclate dans toute sa violence et son injustice. Au début du mois daoût 1914, la ville dAnvers est déclarée en état de siège. Et, dès ce moment, les moyens matériels et autres fournitures nécessaires à la publication dun quotidien se raréfient inéluctablement. Pourtant, la rédaction va mobiliser toute son énergie afin dassurer à la population une information régulière et la plus complète possible. Dans ce but, les journalistes ont recours à la composition journalière de deux à trois éditions spéciales. Des éditions certes assez sommaires (quatre pages au maximum) mais qui se révèlent à lanalyse beaucoup plus expressives que lhabituelle physionomie sévère du journal. On peut aisément comprendre ce changement dattitude : la conjoncture mouvementée qui enflamme et inquiète alors les anversois nincite point à laustérité du discours.
Camille de Cauwer, ancien officier et patriote jusquau bout des ongles, a fait le serment que sa gazette ne paraîtrait pas sous la botte et la censure germanique. Elle est cependant imprimée jusquà lultime moment. Dès lors, le jour du bombardement de la métropole (le 28 septembre 1914), de Cauwer ferme les portes du Matin. Les troupes allemandes se trouvent effectivement aux portes dAnvers.
Ainsi, pour la première fois depuis sa fondation, le jeune quotidien francophone connaît, suite à de dramatiques circonstances extérieures, un coup darrêt dans sa progression. Tout le personnel (direction, rédaction, administration et main-doeuvre ouvrière) est rapidement dispersé...
Pour échapper à lennemi, Camille de Cauwer et plusieurs de ses collaborateurs sexilent à létranger, en Hollande, en France ou en Grande-Bretagne. Dans le courant de lannée 1915, une nouvelle alarmante arrive dailleurs par voie détournée à Londres, où lex-officier a trouvé provisoirement refuge. Les occupants envisagent en effet de détourner les installations et les équipements du Matin à leur compte afin den tirer une de ces feuilles défaitistes dont ils ont le secret. Un véritable "conseil de guerre" regroupant Camille de Cauwer, François Reynders et Edouard Heinzmann-Savino est alors mis sur pied. On y charge Reynders, le fondé de pouvoir, de se rendre à Anvers afin dempêcher un dénouement positif des desseins allemands.
Cest pourquoi, à son retour dans la métropole, François Reynders, appuyé par son ami François Lenaerts, chef de la publicité, "enlève les principaux engrenages de la grande rotative, les collections et nombre de pièces mobiles. Tout ce matériel, qui représente plus de vingt mille kilos, est transporté peu à peu à Borgerhout, à la barbe des allemands, dans une modeste charrette à bras et avec le concours de quelques ouvriers dévoués et la complicité dun agent de police, grâce auquel les voyages nécessaires de ce véhicule ont ressemblé à autant de saisies".
Grâce au dévouement de quelques hommes, la mémoire du Matin nest donc pas à tout jamais entachée dun quelconque acte, même involontaire, de collaboration avec lantagoniste.
Peu après larmistice (le 18 novembre 1918), des anciens de la Vieille Bourse (Reynders, Lenaerts, René Van der Schoepen, Egide Van der Geten) et un petit nouveau, Désiré Marchand, prennent linitiative de faire reparaître le quotidien préféré des francophones anversois. Ses rédacteurs, "après un silence volontaire de plus de quatre années, reprennent la plume, les mains nettes, la conscience pure, renaissant au soleil étincelant de la liberté". Le Matin ne sest pas compromis avec loccupant, cela reste lessentiel pour tous.
Usant de moyens de fortune, ces nouveaux bâtisseurs reconstruisent solidement la publication malgré de grosses difficultés. Le réapprovisionnement en encre ou en papier nest en effet pas encore garanti. De fait, en proie à la pénurie des matières premières, le journal se voit dabord limité à un seul feuillet.
Par ailleurs, momentanément incapables dassurer un service dabonnement cadencé, les responsables intérimaires sont obligés de limiter leur diligence à la vente au numéro, durant quelques semaines (en fait jusquau 8 décembre). De plus, le prix à lunité, fixé à cinq centimes à lorigine, va doubler face aux obstacles matériels qui se dressent sur la route du canard libéral anversois. Mais toutes ces contrariétés nempêchent pas Le Matin de regagner sans trop defforts la sympathie de ses lecteurs.
Pourtant, les temps ont changé. Camille de Cauwer est revenu de son expatriation un peu désabusé de la folie des hommes. Forgé à limage de "ces libéraux qui ne peuvent concevoir quune atteinte quelconque soit portée à leurs libertés", le patron du Matin décide énergiquement de reprendre le travail interrompu. Dans lantique maison de la Vieille Bourse, il retrouve certains visages familiers et dautres, plus frais mais déjà marqués par les horreurs de la guerre et les querelles consécutives à la restauration dune paix durable.