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||| Le Matin d'Anvers : IV. L'amorce du déclin (1918-1940) |||

Le Matin d'Anvers

Table des matières


IV.1. Une succession douloureuse, un nouveau visage

La période d’inactivité forcée par le premier grand choc militaire international n’a pas détruit l’esprit concentré sur le présent mais tourné vers l’avenir que le Matin d’Anvers entretient depuis sa naissance. Camille de Cauwer reprend donc sa tâche là où il l’avait laissée, tout en s’inspirant des besoins neufs issu de cette ère nouvelle dont on devine déjà l’ampleur. Le quotidien dont il demeure le directeur à la fois craint et respecté réclame un nouveau conditionnement, plus proche des attentes du lectorat et des aspirations des annonceurs.

Camille de Cauwer sait que "le journalisme, comme l’art, est une matière vivante, en perpétuelle métamorphose". Afin de se battre à armes plus ou moins égales avec une solide et riche concurrence à l’affût de la nouveauté, il faut donc faire peau neuve, suivre à la trace les métamorphoses d’un journalisme en devenir continuel. Pour ce faire, suivant le rythme du réapprovisionnement en papier, Le Matin atteint peu à peu les huit à quatorze pages quotidiennes en semaine et les quatorze à vingt-quatre pages le dimanche (à partir de 1923). Quant à sa physionomie générale, elle se laisse à nouveau emporter par un vent de progrès. Elle embrasse un aspect plus moderne et plus varié, notamment grâce à l’extension vigoureuse accordée aux illustrations d’articles. La première page, véritable vitrine du rajeunissement sensible du journal, subit aussi un intéressant lifting qui aboutit à une présentation davantage ventilée. Le Matin, qui passe du reste de cinq à six colonnes par page, devient plus agréable à l’oeil.

On assiste également à de profondes rénovations en ce qui concerne le contenu. Effectivement, l’article de fond qui a longtemps été pris exclusivement par la chronique (un genre qui a fait ses preuves et qui conserve les suffrages du public) emprunte désormais d’autres chemins. Comme celui, bientôt dominateur, des articles de politique extérieure, qui étaient autrefois réservés aux correspondances régulières établies à l’étranger, dans divers pays.

De même, les papiers de politique intérieure ou les articles économiques (agrémentés d’une foule de données commerciales et financières, du tableau des grands marchés mondiaux et des bourses, etc.) se font dorénavant plus présents. Mais les nouvelles relatives à la ville d’Anvers conservent une place de prédilection.

Enfin, des reportages au style souvent imagé, une branche maritime, une chronique philatélique, une page intellectuelle et littéraire hebdomadaire ou même des feuillets consacrés à la mode, au cinéma, à la radio et à la vie de famille s’ajoutent graduellement. Ces nouvelles rubriques gonflent sans relâche un volume d’informations abondant puisque, par exemple, la rubrique sportive se voit considérablement élargie. Le souci de répondre sans délai aux envies des lecteurs reste en effet la règle...

C’est en tout cas pendant cette période mouvante et dynamique de l’entre-deux-guerres, qui est en outre celle des débuts du concept de grand reportage, que les dirigeants du Matin vont sculpter l’essentiel de son visage. Un visage que le quotidien anversois conservera sans souffrir de rides excessives, jusqu’à son trépas.

Par ailleurs, notons que cette période assiste aussi à des modifications essentielles sur le plan de la structure de propriété du Matin. Si le journal est demeuré jusqu’au 31 décembre 1922 la propriété personnelle de Camille de Cauwer ; celui-ci décide, le 9 janvier 1923 (avec effets rétroactifs au premier janvier 1923), de constituer son quotidien en société anonyme. La S.A. Le Matin (avec adjonction facultative du sous-titre "Publicité et Imprimerie") est née : elle englobe le journal Le Matin mais également l’Agence de Publicité Camille de Cauwer et l’Imprimerie Camille de Cauwer. Son capital s’élève à un million de francs (deux mille actions de 500 francs) et son siège social est fixé à la Vieille Bourse.

Les deux mille actions de la société se partagent comme suit : Camille de Cauwer est crédité de 1800 actions, Paul de Cauwer de 50 actions, Robert Farin de 50 actions, Armand Fontaine de 20 actions, Joseph Velle de 20 actions, Georges Landoy de 20 actions, François Reynders de 20 actions et enfin René Van der Schoepen de 20 actions. Camille de Cauwer devient évidemment président du conseil d’administration. Paul de Cauwer et Robert Farin sont les deux autres membres de ce conseil auquel on adjoint un commissaire (Joseph Velle).

Par le biais de cette constitution en société anonyme, Camille de Cauwer a donc rebâti son média comme une véritable entreprise, tout en conservant une dimension familiale (il possède 92,5 % de la société avec son fils Paul). Au niveau du contenant et du contenu journalistique, il a également entamé un nécessaire renouvellement de façade du Matin. Cependant, de Cauwer père ne verra pas toutes les facettes de l’évolution ultérieure du journal.

Paul De Cauwer

Nous sommes ainsi au début de l’été 1924, trente années ont passé depuis la création de son instrument médiatique. Trente années durant lesquelles Le Matin est devenu un élément d’importance dans la vie sociale, économique et culturelle anversoise. Et Camille de Cauwer, qui n’a pas pris de vacances dignes de ce nom depuis cinq ans, décide d’entreprendre un voyage d’agrément en France. Avant son départ pour Lyon, peut-être sous l’influence d’un funeste pressentiment, il convoque le cercle de ses collaborateurs. Et, parce que le hasard souverain l’empêche de s’en aller sans prendre de précautions, il leur vante les mérites de son successeur en puissance, son fils Paul. Ce dernier, introduit quelques printemps auparavant dans l’entreprise familiale, s’est en effet initié, en tant qu’ouvrier, aux "secrets de la vaste mécanique".

Une semaine à peine après le départ de Camille de Cauwer, un télégramme alarmant sur son état de santé parvient à la rédaction. François Reynders, le fondé de pouvoirs, part immédiatement afin d’accourir à son chevet. Mais il ne ramène qu’un cercueil. La figure la plus marquante de l’histoire du Matin, son respecté fondateur, laisse un vide qu’il convient de combler en respectant son essence et sa tradition...

C’est donc à Paul de Cauwer (1901-1949), le fils unique de Camille, qu’il revient de remplir ce vide avec efficience. Cette succession douloureuse, illustration parfaite du passage d’une génération à une autre, se déroule dans un premier temps sous la tutelle de sa mère, la veuve de Camille de Cauwer (née Emma Baetens). Celle-ci conserve en effet la présidence honorifique du conseil d’administration de la S.A. Le Matin. Un changement de dénomination est par ailleurs décidé lors de l’assemblée générale du 27 décembre 1929 : la "S.A. Le Matin" est supprimée au profit de la "Société Anonyme Belge d’Edition et de Diffusion" (S.A.B.E.D.). Ce changement prend effet au premier janvier 1930. Toutes les actions sont libérées. Et Paul Van den Haselkamp devient secrétaire du conseil d’administration (jusqu’en 1939). Quant à Paul de Cauwer, déjà propriétaire de 50 actions nominatives, il se retrouve désormais possesseur de 200 autres parts au porteur. En fin de compte, Emma de Cauwer laissera en 1936 le siège de président du conseil d’administration à son fils Paul.

Malgré la tutelle initiale de sa mère, Paul de Cauwer (directeur du Matin dès la mort de son père, en 1924) apporte d’emblée un sang neuf. Ce sportif et technicien de pointe à l’esprit jeune et progressiste a compris l’évolution du journalisme. Il s’attache donc à perfectionner encore la production matérielle du Matin, accordant une place toujours plus large à l’image, cette forme moderne et vivante de l’information. Sous sa houlette, le quotidien francophone anversois développe en cinq ans un service photographique de qualité, un atelier de photogravure de premier ordre ou encore une des clicheries automatiques les mieux équipées de la presse belge. Il acquiert aussi deux automobiles et un avion destinés au transport rapide des clichés obtenus en Belgique ou à l’étranger.

Les trois premières photographies de presse du Matin sont en fait dévoilées le 12 janvier 1925. D’assez mauvaise qualité graphique, elles sont reléguées en page trois. Et ce n’est que le 11 février de cette année 1925, à l’occasion d’une visite de la Reine Elisabeth dans la métropole, qu’on a l’occasion d’observer les deux premiers clichés publiés à la Une. Cette visite royale constitue d’ailleurs l’objet d’un véritable reportage photo puisque les deux éditions suivantes (les 12 et 13 février) contiennent elles aussi des photographies de la Reine en première page.

Néanmoins, l’utilisation de cette nouvelle technique journalistique n’est, à ce moment, pas systématique ou même quotidienne. On lui préfère encore, la plupart du temps (surtout dans le cadre de la première page), des caricatures ou autres dessins humoristiques pour agrémenter les événements régionaux, belges, ou internationaux. Les deux ou trois clichés publiés (au maximum) se retrouvent placés dans les pages intérieures du journal. Seul un événement exceptionnel est en mesure de changer cet état de fait et d’amener une photographie à passer à la Une.

L’année 1927 marque un tournant à ce niveau. L’utilisation des clichés devient quasi quotidienne, à travers toute la surface de la publication. Et, sur ce plan, la première page se mue de plus en plus régulièrement en "vitrine" du Matin, avec les photos comme appâts. La machine à illustrer est mise en branle. Mais Le Matin, en entreprise bien gérée, ne pouvait décemment pas manquer de le faire pour conserver sa crédibilité de média respectable.

Précisons aussi que, fort de cette nouvelle personnalité, Le Matin est chargé lors de l’Exposition de 1930 (où il possède un stand-imprimerie) de la composition et de l’édition du programme officiel de l’événement.

"Grand quotidien d’informations illustrées" autoproclamé à compter du 28 avril 1933, Le Matin affirme donc sans fausse pudeur son style neuf et moderne, largement porté sur l’aspect visuel du journalisme. Dès le 15 juillet 1933, on lui annexe en effet, par exemple, un supplément illustré de quatre pages intitulé Mercredi Matin. Il est dédié à la culture, à la bande dessinée, aux enfants et aux informations pratiques. Ce supplément (qui ne réapparaîtra plus après la guerre) s’intègre alors avantageusement dans la nouvelle stratégie commerciale née de l’esprit visionnaire de Paul de Cauwer. Par ce biais, celui-ci tente de s’octroyer les faveurs d’autres catégories de la population que la haute bourgeoisie.

En ce qui concerne le conseil d’administration de la S.A.B.E.D., on enregistre en novembre 1936 l’arrivée de deux nouveaux membres. Il s’agit de Simone de Cauwer, soeur du regretté Camille et épouse séparée de biens de Robert Farin, et de Gabrielle Baelde, épouse séparée de biens de Paul de Cauwer.

La répartition des parts dont jouissent les principaux actionnaires évolue également. Le directeur du Matin dispose alors de 600 actions (dont 550 au porteur), Robert Farin de 74 actions (dont 24 au porteur), Simone de Cauwer de 221 actions (au porteur) et le Holding Immobilière et Mobilière du Luxembourg, représenté au conseil par Robert Farin, de 170 actions (au porteur). L’essence familiale du Matin est toujours respectée puisque le conseil d’administration se compose désormais de Paul de Cauwer, de sa femme, de sa tante, et de son oncle par alliance !

Plus tard, le 7 mai 1939, le capital de la S.A.B.E.D. est augmenté de un à cinq millions de francs (divisés en deux mille parts sans désignation de valeur) sans apports nouveaux. Ce phénomène est rendu possible grâce à une réévaluation de la valeur de la société (2.511.999 francs) et à l’incorporation d’une réserve spéciale (1.500.000 francs) et d’un fonds de prévision (988.0001 francs). Voilà un fait qui exprime parfaitement les ambitions du Matin.

On constate en définitive que, durant l’entre-deux-guerres, la feuille anversoise attachée à la langue française, confrontée à une évolution économico-industrielle défavorable à la presse locale, essaie de se bâtir une place au soleil. A cette fin, elle acquiert un statut de réelle entreprise tout en appâtant le public et les annonceurs grâce aux nombreuses innovations et mutations inspirées par les de Cauwer, père et fils.

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IV.2. Grandir pour survivre

Il est patent que la situation favorable de la presse provinciale en général et de la presse francophone anversoise en particulier va se détériorer peu à peu après la première guerre mondiale. Des indices de ce processus étaient certes déjà perceptibles auparavant mais, cette fois, il apparaît ostensiblement que la période "artisanale" du journalisme est révolue. Face à une concurrence qui peut se moderniser au rythme du développement scientifique, augmenter son tirage à l’envi ou encore rajeunir sa présentation, les petits journaux ne tiennent plus que dangereusement la route. Même Le Matin, qui a pourtant investi à foison avant la guerre dans le rajeunissement de ses ateliers et qui s’efforce depuis lors d’afficher un style moderne et un contenu plus éclectique, parvient difficilement à suivre le train imposé par les mastodontes de la presse.

Pour résister, les dirigeants sont obligés d’augmenter progressivement le prix affiché au numéro. Le Matin passe ainsi de dix centimes/pièce au lendemain de la première guerre mondiale (dès 1918) à cinquante centimes/pièce à l’aurore de la deuxième (en 1938). Pourtant, cette augmentation n’est pas suffisante en regard de la conjoncture plutôt délicate où baigne la majorité de la presse à cette époque.

Ce déclin qui se montre délicatement progressif ressort en fait de la réunion de nombreux éléments, essentiellement d’ordre technique. Ainsi, la modernisation du matériel, l’abonnement aux services télégraphiques et photographiques, la place prise par certaines rubriques (par exemple la page des sports), l’apparition des agences de publicité, les frais d’entretien des outils ou encore l’emploi d’un personnel croissant et spécialisé rendent ardue la tâche des feuilles à petit budget comme Le Matin. D’autant que la radio, ce nouveau média d’information susceptible de réduire le public de la presse écrite, entre dans la vie quotidienne et que, d’autre part, la concurrence entre les divers organes de presse n’a jamais été aussi effrénée.

Ce processus qui n’épargne donc que les gazettes appartenant au gratin journalistique va entraîner la mise en route d’un phénomène irréversible. Ce phénomène, c’est la concentration des petits journaux entre eux, voire l’absorption de ces gazettes locales par d’autres de calibre national.

Dès lors, il reste un seul moyen pour survivre et les décideurs du Matin l’ont bien compris. Il est nécessaire d’effectuer un choix : évoluer et grandir, mais cela coûte cher, ou se résoudre à mourir. Et Le Matin, comme toujours depuis son institution, emprunte la voie du changement.

La solution de fortune consiste à acquérir non pas une image de quotidien régional complémentaire d’une feuille nationale, mais bien celle de journal d’étendue nationale. C’est pourquoi les ambitions quant à la diffusion et à la couverture informationnelle de la publication doivent absolument être revues à la hausse. Et c’est par le biais de cette modification progressiste de son champ d’action et de son point de vue que Le Matin parvient (très provisoirement) à limiter les dégâts. En effet, après la disparition en 1936 du Neptune, journal neutre fondé en 1903 par Léon Vandersleyen, il demeure, en compagnie de son rival catholique La Métropole, le seul quotidien d’information générale rédigé en langue française subsistant à Anvers. Le Lloyd anversois, feuille spécialisée dans l’activité portuaire, la finance et le commerce continue également d’exister. On estime généralement que le tirage du Matin, à ce moment-là (1936), se situe entre vingt et trente mille exemplaires. Ce résultat reste malgré tout léger face aux grosses machines de la capitale.

Mais les lois linguistiques tant redoutées (par la minorité francophone de Flandre), longtemps esquissées et finalement adoptées durant les années trente vont s’abattre comme autant de bombes sur les fragiles fondations du Matin, ruinant ses efforts désespérés.

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IV.3. La continuité intellectuelle du Matin

Au début de l’année 1921, Camille de Cauwer, soucieux de maintenir la continuité intellectuelle de son entreprise, avait confié la tête de la rédaction à un de ses plus fidèles collaborateurs d’avant-guerre, Georges Landoy. Mais, en 1926, celui-ci quitte volontairement ce poste à responsabilités pour un autre : il est promu directeur de l’Université cinégraphique. Pour l’anecdote, signalons aussi que ce même Georges Landoy, en mission journalistique aux Etats-Unis pour le compte du Matin, mourra trois ans plus tard dans des circonstances curieuses. Il est en effet ébouillanté par un geyser lors d’une visite du parc de Yellowstone.

C’est Félix De Roy (1883-1942) qui prend en 1926 la suite du fils d’Eugène Landoy aux commandes du grand quotidien francophone anversois dévoué à la défense du principe de la liberté. Ce journaliste expérimenté a déjà exercé ses talents au sein de La Métropole, de l’Action Nationale et du Neptune. De Roy est aussi féru d’astronomie : l’Université d’Utrecht lui décernera même en 1936 le titre de docteur honoris causa ès sciences physiques et mathématiques.

Durant les quelques années qui assistent aux qualités d’éditorialistes de ces deux hommes forts de la rédaction, Le Matin va notamment jeter les bases d’une de ses éternelles grandes lignes directrices. Cette ligne directrice, c’est la défense de ce bastion de la liberté que représente la libre entreprise, aussi considérée comme la source du progrès technique et comme le fondement du développement d’une prospérité matérielle sans précédent. Cette conception qui se situe bien dans la tradition libérale sera souvent confrontée aux assauts des partisans du marxisme prétendant soumettre toute activité économique aux directives bureaucratiques de l’Etat.

En outre, les relations que le quotidien entretient avec le monde du catholicisme ne s’améliorent pas avec le temps. A Anvers, ville qui est longuement restée une citadelle libérale, on observe après la première conflagration universelle un net affaissement du parti bleu. Ce parti doit par ailleurs composer avec une fracture interne entre les fransquillons doctrinaires et les flamingants progressistes.

Ce déclin libéral est rapidement mis à profit par les catholiques qui, par le biais d’une coalition avec les socialistes, emportent en 1921 l’écharpe mayorale et "boutent les libéraux non-flamingants hors du Conseil Communal". Frans Van Cauwelaert, qui est aussi la tête de file des flamingants minimalistes, devient en conséquence bourgmestre (jusqu’en 1932) tandis que le socialiste Camille Huysmans fait fonction d’échevin de l’instruction publique. Mais, morfondus d’avoir perdu la direction de la ville, les libéraux doctrinaires enjoignent alors aux journalistes du Matin de ne jamais citer le nom de Van Cauwelaert, de l’appeler simplement "le bourgmestre". Le journaux libéral opte également pour un boycott résolu des sociétés de musique populaire (une tradition à Anvers) catholiques. Voilà un double ostracisme qui peut paraître aujourd’hui tant pittoresque que ridicule !

Au surplus, à l’heure où la pression linguistique prend littéralement son envol, le journal préféré de la minorité francophone de la métropole plaide bien évidemment en faveur du libre choix aux niveaux culturel et linguistique. Il va dès lors critiquer abondamment dans ses colonnes toute atteinte à cette liberté qu’il estime fondamentale. Une critique au demeurant d’autant plus acerbe que certaines secousses législatives (les lois linguistiques des années trente) porteront à son lectorat privilégié un coup qui, à longue échéance, se révélera fatal.

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IV.4. Les racines de la flamandisation

Les efforts progressistes du Matin, déployés sous l’influence d’une détermination de survivance, vont être malgré tout réduits à néant par un clivage linguistique de plus en plus strict. Un clivage qui puise certainement son énergie première dans la mise en application, dès après la première guerre, de la cinquième loi organique de l’enseignement primaire (loi Poullet, adoptée en 1914). Cette nouvelle législation intervient de façon propice à l’heure où le peuple flamand prend conscience de lui-même. Elle rend l’enseignement au niveau primaire obligatoire et gratuit tout en établissant définitivement le néerlandais comme langue officielle pour la partie nord du territoire belge (et le français pour la Wallonie).

De plus, de manière quasi simultanée, le gouvernement adopte en 1919 le suffrage universel pur et simple (pour les hommes âgés de vingt-et-un ans et plus). Il accorde ainsi à un mouvement flamand avide de défendre sa langue dans l’arène politique l’arme absolue que constitue le soutien désormais suffisant d’un peuple au poids démographique assez flagrant.

La cargaison de lois votées par le Parlement au cours de l’entre-deux-guerres à des fins d’homogénéisation linguistique en Flandre découlera tout à fait logiquement et inévitablement de cet état de fait. Car l’introduction combinée de ces deux nouvelles variables que constituent le scrutin universel et, surtout, la loi Poullet accorde une nouvelle solution à l’équation flamingante. En effet, on peut facilement comprendre la nécessité de concéder aux écoliers qui reçoivent un enseignement primaire dans la langue de Vondel les moyens de poursuivre leurs études secondaires et universitaires dans leur langue maternelle. Et l’obligation, plus tard, de permettre aux jeunes néerlandophones de Flandre de faire carrière dans l’administration, la justice ou l’armée est tout aussi évidente.

Ce processus de flamandisation politico-juridique va néanmoins connaître deux phases bien distinctes.

La question linguistique est d’abord, dans la période de reconstruction qui suit immédiatement la guerre, mise provisoirement au frigo. Pourtant, la Belgique des années vingt contemple le renforcement de deux nationalismes aux directions diamétralement opposées.

D’un côté (celui des francophones), échaudé par l’activisme et le comportement antipatriotique d’une certaine branche du mouvement flamand pendant le conflit, on rejette toute concession aux exigences flamingantes.

De l’autre (celui des flamingants patriotes), on entend demeurer loyal à la Belgique tout en "s’érigeant défenseur vigilant du développement culturel du peuple flamand". Ainsi, le "programme minimum" du Katholieke Vlaamsche Landsbond (une des ailes du mouvement flamand), prolongement du passivisme des années de guerre, propose-t-il en 1919 un projet de flamandisation en Flandre. Un projet qui vise tous les niveaux de l’enseignement, de la Justice et des administrations publiques, la division de l’armée en unités flamandes et francophones et la réorganisation de l’administration centrale sur base des mêmes principes.

Cependant, la formation de coalitions entre des catholiques en majorité flamingants et des libéraux farouchement antiflamands se révèle, à ce moment-là, inévitable. Les réformes minimalistes appliquées de 1921 à 1928, comme par exemple la flamandisation partielle de l’Université de Gand (dès la rentrée du 16 octobre 1923), s’apparentent dès lors à un "compromis conciliant la reconnaissance de régions linguistiques et la promotion du bilinguisme".

Face à une législation linguistique qui patauge un peu, une fraction croissante de l’opinion publique flamande estime que l’on ne tient pas compte de ses revendications. Elle devient adepte de davantage de radicalisme en la matière. L’élection à Anvers en 1928 de l’activiste August Borms, emprisonné depuis plus de dix ans et condamné à mort, le démontre à suffisance. L’électorat flamand, notamment par la voix du Frontpartij (le parti nationaliste flamand), ne tient plus compte de la trahison des collaborateurs. Il privilégie dorénavant l’activation nette d’une réforme linguistique de l’Etat afin d’aboutir à l’unilinguisme régional.

Cette opinion est d’ailleurs partagée par certains wallons qui espèrent par ce biais ne plus avoir à redouter d’enclaves flamandes sur leur sol. Même si une telle évolution entraînera nécessairement le sacrifice des bourgeois fransquillons de Flandre ! Le "Compromis des Belges" (1929), accord sur l’idée de cohésion culturelle des deux régions linguistiques élaboré par les socialistes Jules Destrée et Camille Huysmans, se porte résolument sur ce front. Et le déclenchement de la deuxième phase trouve son origine à cette époque puisque le gouvernement sort la question flamande du frigo...

Cette deuxième phase de flamandisation législative se révèle donc beaucoup plus radicale. Elle débute avec la loi du 5 avril 1930 sur la flamandisation complète de l’Université de Gand (une des principales exigences flamingantes). Ensuite, une nouvelle législation consacre, en 1932, la frontière linguistique (avec un statut spécial pour Bruxelles). Elle déclenche l’unilinguisme régional en matière administrative (loi du 28 juin) et dans l’enseignement primaire et secondaire (loi du 14 juillet). Les "classes de transmutation", mesures transitoires (elles seront abrogées en 1963) défendues par les libéraux, sont cependant accordées aux francophones résidant en Flandre dans le but de les familiariser progressivement avec le flamand. Enfin, la réalisation presque exhaustive du fameux "programme minimum" de 1919 est achevée avec la loi réglant l’emploi des langues dans le cadre judiciaire (15 juin 1935) et la création de régiments unilingues à l’armée (1938).

Cela étant, cette nouvelle législation entérinée durant les années trente creuse en fait la tombe du Matin d’Anvers, lui enlevant graduellement nombre de lecteurs. En effet, rien que l’impossibilité pour les enfants de la bourgeoisie francophone du pays flamand de pouvoir suivre les cours en français mène les fransquillons soit à l’exode (en Wallonie ou à Bruxelles) soit à l’assimilation, à la flamandisation.

La minorité anversoise attachée à la langue française reste encore et toujours le public ciblé par le quotidien libéral (même si Le Matin compte de faibles noyaux de lecteurs à Liège ou à Bruxelles). Néanmoins, face à la naissance et à l’expansion d’une élite d’expression néerlandaise (résultant de l’évolution législative susmentionnée), cette minorité se retrouve placée devant l’alternative de s’assimiler ou de disparaître. Parce que les chances de survie d’une caste francophone au sein de cet ordre nouveau vont en s’amenuisant et qu’il convient, à l’avenir, de connaître le néerlandais pour conserver un rôle actif dans la métropole...

Par ailleurs, les annonceurs publicitaires, embarrassés par cette conjoncture défavorable (conjuguée à l’impact de la crise économique née du krach boursier de 1929), hésitent à présent à confier leur publicité au Matin. Atteint dans ses fondements mêmes, Le Matin ne va donc pas tarder à voir ses rentrées financières baisser de manière inquiétante !

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IV.5. Conclusion : un combat à retardement

L’entre-deux-guerres prend, avec le recul, une allure de période de transition par excellence pour Le Matin anversois. Transition entre un déclin qui apparaît inévitable et une grandeur qui se fait encore sentir.

À première vue, on perçoit en effet une décision de poursuivre dans la voie progressiste empruntée avant la première conflagration universelle. On peut du reste caractériser ce choix en un seul mot : adaptation. Parce qu’il faut s’adapter encore et toujours aux requêtes de lecteurs de plus en plus exigeants, parce qu’il faut aussi s’adapter encore et toujours à des contraintes économiques de plus en plus sévères. Le progrès ne pardonne jamais ceux qui s’attardent sur des chemins surannés. Nombre de publications, à Anvers et ailleurs, vont douloureusement le constater.

L’industrialisation de la presse étend en effet ses tentacules à tous les niveaux de la conception d’un journal. Et, dans un marché qui devient mortellement concurrentiel, les seules armes restent d’innover, de se spécialiser à bon escient ou du moins de se singulariser, afin de satisfaire aux critères de la modernité. Une modernité au sein de laquelle l’importance démentielle acquise par l’"information-image" se distingue particulièrement. La photo possède désormais un statut de constante dont on ne peut se passer sous peine d’être dépassé. Car la radio, par exemple, ne dispose pas de cet artifice. Les canards qui sont encore sains dans leur tête et surtout dans leur budget jouent ainsi énormément sur cette différence, évidemment soucieux de rester en tête dans une course médiatique qui s’annonce âpre et impitoyable.

Au Matin, petite feuille provinciale à l’origine, on semble avoir bien compris cette évolution : on n’hésite donc pas à grandir, à prendre de l’ampleur... Bref, à évoluer. Et cette évolution passe nécessairement, pour un quotidien qui souhaite acquérir une envergure davantage nationale, par une transformation "physique" radicale. Mais, si la physionomie change, les idées demeurent envers et contre tout. Le journal francophone anversois entretient avec vigueur son étiquette libérale. Se posant en garant de la liberté, il défend dès lors notamment la libre entreprise et l’individualité du choix culturel, spécialement sur le plan linguistique.

Et c’est là que l’on déniche peut-être un des rares aspects rétrogrades du Matin, qui digère péniblement les effets des lois linguistiques instaurées dans les années trente. Ici, l’adaptation si souvent célébrée ne fonctionne plus. Dépassés par les événements, refusant de croire à ce changement capital, les responsables du Matin cherchent une solution qui n’existe sans doute pas. Car son public, la minorité francophone anversoise, a été sacrifié par les politiques wallons et flamands sur l’autel nébuleux du compromis à la belge.

Cette période essentielle de l’entre-deux-guerres sonne le déclenchement, à Anvers et dans toutes les autres provinces flamandes, de l’intégration de ces bourgeois autrefois puissants et infatués. Des bourgeois qui tentent dans la mesure du possible de rester fidèles à une langue française source de tous leurs privilèges. Cette assimilation n’augure rien de positif pour Le Matin. La perte progressive de lecteurs va concrétiser cette crainte. D’autant plus que cette chute du lectorat charrie d’autres difficultés, dont la moindre n’est certes pas le déficit de confiance manifesté logiquement par les annonceurs. Et ce manque à gagner publicitaire se fait cruellement percevoir à l’heure où les investissements matériels imposés par le progrès, les retombées de la crise économique et la menace de deuxième guerre mondiale rendent déjà la survie financière d’une petite gazette assez problématique.

Le Matin n’a plus le choix des armes. Touché à la base, il mène dorénavant un combat à retardement assombri par le rictus de la flamandisation...

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